Interview :: L’historienne Anne Morelli sur la propagande et le Tibet

 

« Douter, douter et encore douter » encore, voilà ce que Anne Morelli conseille à ses étudiants. Historienne et professeur de critique historique à l’ULB, elle est l'auteur de l’ouvrage Principes élémentaires de propagande de guerre. Elle revient sur l’agitation médiatique autour du Tibet.

Julien Versteegh

Il y a eu le Darfour, le Tchad, le Kosovo. Maintenant tout le monde s’indigne pour le Tibet. Comment percevez-vous toute cette agitation ?

Anne Morelli. Un principe de propagande de guerre dont il faut toujours se souvenir, c’est qu’il ne faut jamais parler des vrais motifs de la guerre mais qu’il faut les cacher sous des motivations humanitaires. Lors de la première guerre mondiale déjà on disait combattre le militarisme (allemand en l’occurrence), pour étendre la démocratie et pour venir au secours d’un petit peuple (les Belges dans ce cas).

Ces trois points, vous les retrouvez dans la propagande actuelle. C’est-à-dire que dans la construction des images de propagande on va retrouver le soldat chinois, le militarisme ; nous sommes aussi censés montrer aux Chinois ce qu’est la démocratie. Et le petit peuple, le petit David à aider , qui lutte contre le grand Goliath, c’était jadis le Kosovo ou le Koweit et ici c’est le Tibet. Ce principe de propagande de guerre nous apprend qu’il ne faut jamais évoquer les questions géo-stratégiques et les raisons économiques qui sont les vrais motifs de la guerre.

Le rôle du soldat chinois, c’est une construction symbolique importante. On nous impose une régression intellectuelle. D’un côté, on a le gentil moine, le moine mendiant, le moine ascétique avec sa gamelle et de l’autre côté, on a le soldat. Alors vous êtes pour qui ? La réponse va de soi.

 

Vous êtes l’auteur de Principes élémentaires de propagande de guerre. Y a-t-il d’autres principes de propagande qui rentrent ici en jeu ?

Anne Morelli. Selon moi, il y a la peur du péril jaune qui sous-tend la propagande anti-chinoise. Un milliard de Chinois vont arriver chez nous et on induit la peur de ce que j’appelle les partageux, c’est-à-dire ceux qui veulent devenir aussi riches que nous. On entend souvent un raisonnement du genre « Quelle pollution il y aura si tous les Chinois ont une voiture ». Mais sommes-nous prêts à ne plus avoir qu’une voiture pour 25 personnes ? Et sinon pourquoi les Chinois n’auraient-ils pas le droit d’avoir une voiture pour deux ou trois personnes comme ici ?

Il y a quelque chose de très curieux aussi, ce sont des défenseurs du capitalisme pur et dur qui reprochent à la Chine de ne pas être assez communiste. On lui reproche aussi de trop produire, de trop consommer. Mais au nom de quoi mettrions-nous un frein à la consommation des Chinois ?

On retrouve par ailleurs d’autres principes de propagande : c’est pas moi qui ait commencé c’est l’autre ; nous sommes des pacifistes, les autres nous contraignent à une épreuve de force.

Par ailleurs nos ennemis emploient des armes prohibées, voyez ces Chinois utiliser des armes contre ces pacifistes tibétains. Alors que les évènements de Lhassa sont peux clairs et qu’il est très probable qu’il s’agisse de pogroms lancés par les Tibétains contre les immigrants. Et les pogroms contre les immigrants, je n’aime pas ça quand c’est à Toulouse. Quand c’est à Lhassa non plus.

 

Dans toute cette campagne contre les JO et la Chine, on entend beaucoup parler de Robet Ménard et Reporters Sans Frontières. Comment percevez-vous le personnage.

Anne Morelli. C’est tout un mouvement… (hésite) de bobos qui prônent le devoir d’ingérence une fois de plus et le droit de châtier. Et on voit partir la croisade derrière le saint prêcheur Robert Ménard. Tout ce milieu, Kouchner etc, qui prône le devoir d’ingérence.

Sous prétexte humanitaire on a toujours commis les pires atrocités. De toute façon, des manifestations induites par des ministres, cela m’a toujours semblé un peu étrange, voir loufoque.

 

Nous avons eux les deux guerres d’Irak, l’Afghanistan, le Kosovo, la Yougoslavie, à chaque reprise il y a eu manipulation, c’est de notoriété publique. Alors pourquoi se laisse-t-on encore avoir ?

Anne Morelli. Je dirais que si je devais reprendre mon livre « Principes élémentaires de propagande de guerre » je rajouterais un onzième chapitre : « Cette fois ci on ne m’y reprendra plus ». Mais c’est si habillement amené, avec des évènements qui jouent sur l’émotion que les gens se laissent prendre à nouveau. Le méchant policier chinois contre l’innocent moine tibétain, forcément… Il y a une fabrique de compassion et une fabrique de haine, c’est cela la propagande. On perd tout sens critique et on se laisse aller à ces images fabriquées que l’on voit.

Un exemple de manipulation médiatique. Cette vraie photo est présentée au public avec un faux commentaire annonçant que ces soldats chinois s’apprêtent à revêtir l’habit de moine pour aller réprimer les manifestations tibétaines. Il s’agit en fait de la photo du tournage d’un film pour lequel des soldats chinois devaient servir de figurants. Voir à ce sujet le site de Michel Collon www.michelcollon.info

 

Le Dalaï Lama et les moines bouddhistes luttent pourtant pour leurs droits.

Anne Morelli. J’ai un petit extrait de presse que je garde comme une relique (elle me présente une extrait du Monde de 1998 faisant état de révélations de documents du département d’Etat américain) qui dit que le mouvement du Dalaï Lama est financé par la CIA depuis les années 60 à raison de 1,7 millions de dollars par an. Ce sont les archives du département américain qui l’affirment. Pour moi la discussion est terminée. C’est un agent de la CIA, payé par la CIA. Je crois les documents américains. Mais aujourd’hui la propagande est tellement efficace que le fait que les Etats-Unis financent la lutte du Dalaï Lama n’émeut plus les gens.

 

On en vient à ne pas nommer les dirigeants chinois, on parle du régime chinois.

Anne Morelli. Ce mot revient souvent. C’est un mot clé dans la propagande. On parle de l’administration Bush et du régime de Saddam Hussein. On parle du régime chinois, ou du régime de Pékin. Cela évoque le totalitarisme. C’est une forme de néo-colonialisme.

 

Que diriez-vous aux gens qui dise « la prochaine fois on ne m’y reprendra plus » ?

Anne Morelli. Se demander à chaque fois ce que cela cache. Quels sont les intérêts qui sont derrière. Mais je crois qu’au moment même on n’a pas le recul nécessaire. Nous n’avons pas les informations chinoises, je ne comprends pas le serbe ou je n’ai pas le point de vue irakien. Il n’y a donc qu’une solution possible, c’est de douter systématiquement. Quand on nous dit : on va leur apporter la démocratie, le Dalaï Lama est le démocrate par excellence… Commençons par douter. Douter, douter et encore douter.

 

Anne Morelli est l’auteur

entre autres de Principes élémentaires

de propagande de guerre, utilisables

en cas de guerre froide, chaude

ou tiède…, Labor, 2001.

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