Politique de la canonnière et système du deux poids, deux mesures

Article d'Annie Lacroix-Riz dans le mensuel de la Libre Pensée: La Raison n°532 -juin 2008-

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La Raison n°532 -juin 2008- mensuel de la Libre Pensée

 

Politique de la canonnière et système du deux poids, deux mesures

 

L'organisation des jeux olympiques en Chine sert de pur prétexte à une vaste opération antichinoise, intervenue moins de six mois après la remise au Dalaï:Lama en exil par le Parlement des États-Unis de sa plus haute distinction, la Médaille d'Or. À cette occasion, le théocrate, représentant des féodaux cléricaux dépossédés en 1956 par la réforme agraire, avait dressé les États-Unis en "champions de la démocratie et de la liberté".
Les pogroms qui ont été lancés en mars 2008 - peu avant des élections présidentielles décisives à Taïwan (1) - contre les commerçants chinois au Tibet, et qui ont fait de 80 à 100 morts (2), renouent avec de nombreuses opérations tentées contre la Chine par les États-Unis depuis la victoire du communisme en 1949. Leurs méthodes et préparatifs sont calqués sur les "révolutions" de diverses couleurs ("orange" et autres) parties de Washington qui se sont succédé contre l'ex-URSS depuis un démembrement également célébré comme un triomphe des "Droits de l'Homme", sans parler des opérations conduites sans répit contre ce pays depuis 1917 et plus encore 1945 (3). Les grands média français, contrôlés par d'énormes groupes privés, ont fait silence sur ces pogroms, les ont légitimés quand ils en traitaient ; leurs pairs du monde "occidental" ont, en première page, travesti en preuve de répression du gouvernement chinois les photos d'une récente répression par l'armée népalaise (4). Or, ces pogroms ont été déclenchés après un an de préparatifs d'associations soutenant "l'indépendance du Tibet", ouvertement (ou non) financées par le Département d'État et la CIA : notamment via le "New Endowment for Democracy" (NED), "ONG" cautionnée par le Congrès des États-Unis : Elisabeth Martens, spécialiste belge du Tibet (5), a présenté une chronologie détaillée de ces multiples réunions tenues depuis le 11 mai 2007, à Bruxelles et ailleurs dans un "Un appel à l'esprit critique !", le 12 avril 2008 (6).

L'appui incontestable de la CIA

Le chœur des média - imposant quotidiennement MM. Ménard (omniprésent président de Reporters Sans Frontières, subventionné par le NED et par la droite taïwanaise, dont il a officiellement reçu 100 000 dollars, le 28 janvier 2007 (7), Cohn-Bendit et consorts, chantres des guerres des "Droits de l'Homme" dirigées par Washington, de l'Irak aux Balkans -, prône la croisade de libération du Tibet par des cléricaux groupés autour du Dalaï-Lama. Ce représentant des féodaux tibétains formé par des hitlériens notoires (tel le SS Heinrich Harrer) et ses deux frères, qu'il a chargés des "affaires", plus encore que lui, sont organiquement liés à la CIA. Ces liens financiers ont été avérés dès la tentative de soulèvement armé de 1959 au Tibet contre la réforme agraire, première mouture du fiasco de "la baie des Cochons" cubaine de 1961 également planifiée par le chef de la CIA Allen Dulles. Cet appui, incontestable et estimé à des dizaines de millions de dollars pour la période 1959-1972, s'est poursuivi plus discrètement depuis (8).
Le soutien apporté au "gouvernement tibétain en exil" passe par un combat tous azimuts des "Occidentaux" contre la Chine, accusée de tous les maux, dumping commercial, atteinte aux droits de l'homme, "génocide culturel" du Tibet, etc. (comme l'URSS pendant les années trente et avec les mêmes arguments (9) ). Le tout au motif officiel de faire "boycotter" les JO de Pékin par une prétendue "communauté internationale" contre les "pays émergents" précisément symbolisés par la Chine : l'Inde, la Russie, l'Afrique, l'Amérique latine, le Vietnam, l'Iran, etc., ne boycotteront évidemment pas cette manifestation sportive ; le "boycott" sera donc limité aux anciennes puissances coloniales et impérialistes -- représentant une minorité de la population mondiale (600 millions) - qui traitent ainsi en "coolies" les nations naguère par elles colonisées.

Le triomphe au deux poids, deux mesures

L'affaire des JO voit donc triompher le principe du "deux poids, deux mesures". Ceux qui crient le plus fort sont les mêmes qui clament l'excellence pour la France et ses salariés de "la mondialisation" de la production et des échanges, facteur d'effondrement généralisé des salaires soumettant la Chine elle-même à de très fortes tensions sociales et économiques. Les "décideurs" qui se disent prêts à boycotter les JO ou leur ouverture vont-ils boycotter aussi les délocalisations et investissements de capitaux en Chine ? Ceux qui vénèrent les cléricaux tibétains sont les mêmes qui fulminent contre le voile islamique et l'islamisation de nos sociétés, et prétendent combattre au canon, au nom de la démocratie, voire de la laïcité, le fanatisme et l'obscurantisme des talibans afghans. Les adeptes du boycott des JO de Pékin n'ont rien à dire contre l'atteinte aux droits de l'homme infligée aux Palestiniens depuis des décennies et aux internés privés de tout droit, depuis plus de six ans, à Guantanamo. Les mêmes ont soutenu sans répit depuis le début des années 1990 la reprise, désormais sous la houlette des États-Unis, de la vieille politique coloniale (surtout "européenne") de la canonnière, sous prétexte de défense conjointe des droits de l'homme et de telle "ethnie" contre telle autre.

"Ethnicisation" artificielle des conflits

L'"ethnicisation" artificielle des conflits a couvert la destruction de l'unité de l'URSS, de la Yougoslavie, de l'Irak, de l'Afghanistan, etc. Va-t-elle désormais préluder au démantèlement de l'État dans lequel vit le quart de l'humanité ? S'agit-il de réserver à la Chine le sort dévolu aux divers États déjà démembrés, c'est-à-dire de la ramener au temps des guerres de l'opium (comme l'Afghanistan d'aujourd'hui) ? Les États-Unis et leurs alliés rêvent d'en revenir à l'ère des "concessions" de la "Porte Ouverte" du tournant du XIXe siècle, système d'exploitation qui valut à ce pays des famines à plusieurs dizaines de millions de morts. Lequel, jusqu'à plus ample informé, ne souffre pas d'"émeutes de la faim" comme, ces temps-ci, nombre d'États dociles aux injonctions du FMI. La France, désormais alignée sur la politique de l'OTAN définie à Washington, a-t-elle par ailleurs l'intention de se laisser dicter par ses alliés, américains, allemands, italiens, espagnols la politique à mener dans ses "marches", en Bretagne, au Pays basque, en Alsace-Lorraine, dans le Sud-Est ? Le Tibet, chinois depuis le XIIIe siècle mongol (et le XVIIe siècle mandchou) (10), est-il moins chinois que ces "pays" ne sont français ? La régionalisation et le fédéralisme "européens" iront-il jusqu'à nier le caractère français de ces "marches" (11) avec l'aval du gouvernement français ? Les donneurs de leçons (français) à la Chine ont-ils réfléchi à cette question ? Quelle que soit leur diversité idéologique, les membres de la Fédération nationale de la Libre Pensée ont le devoir de s'informer de la réalité des faits. Une telle information ne peut que déboucher sur la condamnation de cette nouvelle atteinte à la souveraineté nationale et au droit international - sans parler de la laïcité de l'État. Cette prétendue croisade est conduite à nouveau, comme en Irak, en Yougoslavie, en Afghanistan - demain en Iran ? sous couvert de défendre les droits de l'homme : elle déguise des féodaux cléricaux en partisans inoffensifs de la liberté culturelle pour masquer un plan de balkanisation de la Chine par les impérialismes étrangers, à l'agressivité démultipliée par la crise. L'entreprise aggrave sérieusement les périls qui menacent aujourd'hui la paix du monde.

Annie Lacroix-Riz
membre de la Commission administrative nationale de la Libre Pensée
Historienne


Octobre 2002 : le dalaï-lama remet la médaille de la «Lumière de la Vérité» au SS Heinrich Harrer.

 

(1) L'objectif antichinois a d'ailleurs strictement échoué sur ce terrain, avec l'élection de Ma Ying-Jeou, candidat du Kuomintang, partisan d'un rapprochement avec la Chine.

(2) James Miles, The Economist, 14 mars 2008.

(3) Scott Lucas, Freedom's war. The American crusade against thé Soviet Union, 1945-56, Manchester, Manchester University Press, 1999 ; Hixson Walter L., Parting thé Curtain : Propaganda, Culture and thé Cold War, 1945-1961, New York, St. Martin's Press, I997 ; Simpson Christo-pher, Blowback. America's recruitment of Nazis and its effects on thé Cold War, New York, Weidenfeld & Nicolson, 1988 ; Annie Lacroix-Riz, Le Vatican, l'Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, 1996, réédité en 2007, etc.

(4) http://www.youtube.com/watch?v=uSQnK5FcKas, avec les photos du Washington Post et consorts.

(5) Histoire du Bouddhisme tibétain, la compassion des Puissants, Paris, L'Harmattan, 2007

(6) http://www.planetenonviolence.org/index.php?preaction=joint&id_joint=87075, et maint site.

(7) http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=8632

(8) Kenneth Conboy et James Mor-rison, The ClA's Secret War in Tibet,

University Press of Kansas, 2002, et Mikel Dunham, Bud-dha's Warriors: thé story of thé CIA bac-ked Tibetan Freedom Fighters, thé Chinese invasion, and thé ulti-mate fall of Tibet, New York, Penguin, 2004; et l'interview de Michael Parenti, "Le mythe du Tibet", site http://www.michel-collon.info, sur la base d'une énorme documentation internationale.

(9) Lacroix-Riz, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2006, réédité en 2007, passim (seul changement, la géographie du "génocide", ukrainien pour l'URSS).

(11) Etapes historiques de la sinisation du Tibet, Maertens, Histoire du Bouddhisme.

(12) C'est le cas du côté allemand : voir Yvonne Bollmann, notamment La Bataille des langues en Europe, Paris, Bartillat, 2001; Minorités et régionalismes dans l'Europe fédérale des Régions, Paris, François-Xavier de Guilbert, 2001; Ce que veut l'Allemagne, Paris, Bartillat, 2003.

 

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