DOCUMENT: Interview de Teng Siao Ping concernant la
position de la Chine par rapport à la situation en
Asie du Sud-Est (publié par le journal "Le Monde" en
Octobre 1978).
La conquête
de Phnom-Penh par les
Vietnamiens
montrerait les véritables
intentions de
Hanoï
affirme M. Teng Hsiao-ping
De notre correspondant
Bangkok. -
Après son voyage au Japon, M. Teng Hsiao-ping est
attendu début novembre en Thaïlande et en
Malaisie, deux des cinq pays de l'Association des nations de
l'Asie du Sud-Est (ASEAN), dont les régimes
anticommunistes bénéficient du soutien de
Pékin. Ou fait des conflits et tensions
régionales entre les anciens alliés
communistes de la guerre d'Indochine, le Vietnam, et, dans
une moindre mesure l'U.R.S.S., après avoir
affiché leur hostilité envers l'ASEAN.
multiplient depuis cette année les ouvertures et les
concessions pour gagner des appuis diplomatiques nouveaux.
Le premier ministre vietnamien, M. Pham Van Dong, vient
d'achever une série de visites dans les capitales de
l'ASEAN. Le vice-premier ministre cambodgien, M. Ieng Sary.
Est à Djakarta, où, après Manille, il
dénonce " l'agression vietnamienne ". Avant M. Teng
Hsiao-ping, M. Piroubine. vice-ministre soviétique
des affaires étrangères, est attendu ces jours
prochains dans plusieurs capitales de la région.
Il s'agit
essentiellement pour chaque camp - Pékin et
Phnom-Penh d'un côté. Hanoi et Moscou de
l'autre - de convaincre les pays tiers, et en premier lieu
ceux de l'Asie du Sud-Est, de la menace que fait peser sur
eux l'hégémonisme du groupe adverse. Les
régimes communistes eux-mêmes brandissent en
quelque sorte à leur profit la théorie des
dominos invoquée hier par divers dirigeants
américains pour justifier leurs interventions et
leurs pactes militaires dans le Sud-Est asiatique…
Les pays non
communistes de la région se contentent, pour le
moment, d'attendre. Ils professent une stricte
neutralité que les faits ne confirment pas toujours.
Ces pays ont marqué un point capital : ils ont
obtenu, en bonne et due forme, la renonciation des
Vietnamiens - tant celle du gouvernement de Hanoï que
celle du parti, comme l'a confirmé à Singapour
M. Pham Van Dong - à toute ingérence dans
leurs affaires intérieures et, plus explicitement,
à tout soutien aux mouvements de guérilla
pro-communistes dans le Sud-Est asiatique. M. Pham Van Dong
a pris cet engagement à Bangkok et à
Kuala-Lumpur, où les mouvements insurrectionnels sont
les plus actifs et, paradoxalement, très pro-chinois.
Il serait vain de s'attendre à ce que la Chine prenne
le même engagement, du moins officiellement.
"Plusieurs dizaines de milliards de dollars
d'aide"
En effet, M. Teng
a déjà annoncé la couleur : la Chine ne
cessera pas formellement son soutien aux mouvements
communistes de la région, il le dit dans une
interview, dont nous reproduisons des extraits,
accordée par le premier ministre chinois à des
journalistes thaïlandais avant sa visite a Bangkok.
L'entretien a duré plus de deux heures et a eu pour
cadre le Palais du peuple à Pékin.
M. Teng
Hsiao-ping y dresse un réquisitoire violent contre le
Vietnam et l'Union soviétique. Il affirme que Moscou
a des militaires au Vietnam et envisage calmement que
Hanoï puisse prochainement conquérir Phnom-Penh
- " Ce ne serait pas mal ", dit-il. Il exclut ainsi
toute intervention militaire de la Chine pour sauver le
régime de M. Pol Pot mais lance en même temps
une sévère mise en garde quant aux
conséquences d'une mainmise vietnamienne sur le
Cambodge.
M. Teng
Hsiao-ping déconseille implicitement aux pays qui
souhaitent avoir de bonnes relations avec Pékin. -
par exemple, le Japon - de s'engager trop avant dans une
politique d'aide au Vietnam. Il parle avec les certitudes
que paraissent lui conférer le temps, le poids
spécifique de son pays et, partant, son influence
dans le monde asiatique.
Au sujet du
contentieux Chine-Vietnam-Cambodge, M. Teng déclare :
" Dés le début, la dégradation des
relations a été causée par le Vietnam.
On a répandu des rumeurs selon lesquelles la Chine
serait une menace pour le Vietnam, II est regrettable que
l'on souligne toujours les exemples de l'histoire ou des
Vietnamiens sont regardés comme des héros
parce qu'ils ont lutté victorieusement contre les
Chinois. Notre aide au Vietnam a été
constituée à 90 % de dons, avec moins de 10 %
de prêts, y comprit pour les armes stratégiques
et la construction d'industries. La valeur totale de cette
aide s'élève à plusieurs dizaines de
milliards de dollars. "
" La Chine
n'a pas demandé de contrepartie (...).
L'U.R.S.S. a tout le temps tenté de s'immiscer de
plus en plus fortement en soutenant le Vietnam contre la
Chine et en lui fournissant des armes. Dans ces conditions,
les positions politiques du Vietnam et celles de la Chine se
sont éloignées l'une de l'autre et la raison
n'a pas pu prévaloir Après la
réunification du Vietnam, la campagne anti-chinoise a
été accrue avec, pour conséquence,
l'expulsion des Chinois vivant au Vietnam, Le Vietnam avait
déjà fait dix pas (contre la Chine) et la
Chine pas un seul. Lorsque le Vietnam a fait le
onzième, la Chine a fait le premier pas. Après
le douzième, la Chine a fait le deuxième.
Quand le Vietnam fera le treizième pas, la Chine sera
obligée de faire le troisième. "
" Le
Vietnam, poursuit M. Teng Hsiao-ping, a une
idée comique : il croit que ses forces armées
sont les troisièmes du monde, après celles des
Etats-Unis et celles de l'U.R.S.S. Le Vietnam est
très arrogant. La Chine a tenté de trouver les
raisons de la position du Vietnam contre la Chine. Les
raisons importantes sont les suivantes :
"
Premièrement, le Vietnam veut créer une
Fédération de l'Indochine englobant le Laos et
le Cambodge. Il veut utiliser cette fédération
comme base pour augmenter son influence dans le Sud-Est
asiatique. Deuxièmement, la Chine a, dès le
début, été opposée à
cette Fédération. Pour ces deux raisons, la
Chine est considérée par le Vietnam comme un
grand obstacle. Pour sa part, l'Union soviétique
cherche des positions en Asie du Sud-Est et utilise le
Vietnam comme une base stratégique (...). Le
Vietnam veut obliger le Cambodge à capituler. Il sait
que le Cambodge a moins de troupes que lui. Le Vietnam
prépare une grande offensive pour la saison
sèche et pourrait même conquérir
Phnom-Penh. Cela ne serait pas si mal que le Vietnam prenne
Phnom-Penh, car ainsi le monde entier connaîtrait ses
intentions (...). Si le Vietnam croit que, comme
troisième puissance militaire mondiale il peut
utiliser la force contre un autre pays, il n'a qu'à
essayer. Il aura une surprise.
" Le
Vietnam a deux atouts. Il utilise la Chine dans ses
négociations avec l'Union soviétique et se
sert de l'U.R.S.S. dans ses négociations avec la
Chine. Le Vietnam va avoir à se rendre compte des
réalités après avoir eu affaire quelque
temps à l'Union soviétique. L'Egypte, la
Somalie et l'Inde sont des exemples à cet
égard (...). Le Vietnam est un fardeau que
l'U.R.S.S. porte. Le Vietnam recherche de l'aide dans le
monde entier. J'ai entendu dire que le Japon lui a
donné une aide de 50 millions de dollars. La Chine,
elle, a donné plusieurs dizaines de milliards de
dollars, et pourtant elle n'a pas pu l'aider. Comment les 50
millions de dollars du Japon pourraient-ils aider le Vietnam
? Le Japon dit qu'il aide le Vietnam pour qu'il ne s'adresse
pas à l'U.R.S.S. Mais la Chine a dit au Japon que le
Vietnam s'est depuis longtemps adressé à
l'U.R.S.S. et que les Soviétiques ont depuis
longtemps des bases militaires au Vietnam. "
"Un fardeau que porte l'U.R.S.S. "
Suite aux propos
tenus par M. Pham Van Dong aux pays de l'EASEAN sur la
cessation de tout soutien vietnamien aux mouvements
communistes régionaux, M. Teng a
déclaré : " La Chine ne va pas changer ses
principes. Tout reste en l'état ainsi que nous
l'avons dit à M. Kukrit Pramot, ancien premier
ministre thaïlandais, et au premier ministre, le
général Kriangsak. Les relations entre les
deux partis communistes (chinois et thaïlandais)
doivent continuer. C'est une question qui s'inscrit dans le
mouvement communiste international. Pham Van Dong a
soulevé ce problème pour enfoncer un coin
entre nos deux pays. On voudrait savoir si Teng va dire la
même chose en Thaïlande. Je peux
déjà vous affirmer que, si la Chine parlait
comme Pham Van Dong, la Chine serait fort détestable.
Elle ne serait pas un vrai pays socialiste."
"
J'espère que Pham Van Dong sait ce qu'il fait. Je
crois que les paroles auront une certaine force
d'attraction, c'est la raison pour laquelle nous devons
être prudents en ce domaine. Lorsque Kukrit et
Kriangsak sont venus en Chine, nous sommes tombés
d'accord sur le fait que ce problème existe, mais
qu'il ne constitue pas un obstacle aux relations amicales.
Soyons clairs à ce sujet : si nous voulons être
amis, nous devons dire la vérité. Le parti
communiste thaïlandais est un problème interne
à la Thaïlande, le gouvernement thaïlandais
seul doit régler ce problème. Evidemment, la
question des relations entre les deux partis communistes est
un obstacle au développement plus poussé de
nos relations, mais cela ne veut pas dire que nos relations
ne se développeront pas. La Chine ne ment pas comme
Pham Van Dong. Les hommes politiques, de quelque
nationalité qu'ils soient, ne devraient pas
mentir. "
" La Chine
n'a jamais envoyé de troupes au Cambodge comme le
Vietnam l'affirme. Le Vietnam a gagné la guerre
contre les Etats-Unis parce que d'autres Etats, l'U.R.S.S.
et la Chine, l'ont soutenu. Mais le Cambodge doit compter
sur ses propres forces. Bien sûr, la Chine fournit une
aide au Cambodge, mais seulement égale au
dixième de celle qu'elle avait fournie au Vietnam.
Nous avons décidé de soutenir le Cambodge et
nous espérons que d'autres Etats d'Asie de l'Est
soutiendront aussi le Cambodge. "
" Quels sont
les risques d'un conflit étendu ?
- Si le Vietnam attaque le Cambodge en force,
indique M. Teng, je ne crois pas que les
développements seront limités au Cambodge. Le
monde verra le vrai visage du Vietnam et, à ce
moment-là, les Etats de l'ASEAN auront à
prendre position. "
" Une réconciliation entre le Vietnam et la
Chine est-elle possible ? "
M. Teng
répond : " La Chine dit ce que la Chine pense. Les
rapports entre le Vietnam et la Chine sont très
mauvais en ce moment. Il sera très difficile de
remettre le Vietnam sur la bonne voie. Si, plut tard, le
Vietnam est incapable de résoudre ses
problèmes, il connaîtra mieux l'U.R.S.S. et
verra ce qu'est l'U.R.S.S. La Chine continuera à
développer son pays. Si le Vietnam veut diffamer la
Chine, nous le laisserons faire. La Chine a assez à
faire par ailleurs. Malgré tout la Chine soutient la
déclaration de Pol Pot qui veut améliorer ses
relations avec le Vietnam (...). Bien qu'il ne soit
pas possible de résoudre les problèmes entre
la Chine et le Vietnam maintenant, nous les
résoudrons dans dix ans. Si ce n'est pas possible
dans dix ans, nous saurons les résoudre d'ici cent
ans !"
R.-P. PARINGAUX.
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