La Gueule Ouverte n°51 -mercredi 30 avril 1975- page 3-

 

FRANCE, TA JEUNESSE
FOUT LE CAMP !
 
« Le soleil est dans la rue,
le nucléaire est foutu. »

« Energie nucléaire, société policière ». Dans toute la France, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont participé à la semaine d'action antinucléaire lancée par les Amis de la Terre, le Mouvement Ecologique et le P.S.U.

A Paris, vingt cinq mille personnes environ (trente mille selon les organisateurs, dix mille selon la Préfecture de Police) ont défilé samedi de la République à la Place des Sorbiers dans le 20e. Manifestation joyeuse sous le soleil, avec chars décorés, fanfares, ballons, masques, feux de bengale... Manif « douce » et non violente dans sa grande majorité.La presse aux ordres, la télé et certaines radios ont délibérément grossi quelques incidents limités (voitures brûlées, vitre d'une banque brisée), sans préciser qu'ils étaient dus en partie à l'attitude agressive des « forces de l'ordre ». Plusieurs manifestants ont été blessés par les grenades lacrymogènes et les coups de matraque. Mais la soirée s'est terminée dans le calme et la bonne humeur par une fête « pop » dans un square

A Gravelines dans le Nord, trois mille manifestants (quinze cents selon la Police) ont pénétré samedi après-midi de cinquante mètres à l'intérieur du chantier de la centrale atomique, coupant allègrement les fils de fer barbelés. Ils ont installé une éolienne symbolique. Mais, devant l'arrivée de cinq cents CRS - retardés par la visite de Chirac dans la région -, ils ont préféré se replier. Repli stratégique, car peu de temps après, mille à douze cents personnes occupaient la place de la mairie de Gravelines, à quelques kilomètres de la centrale.
Des permanences sont déjà établies jusqu'au 31 mai, et les occupants comptent y camper tout l'été, en compagnie de l'éolienne, rapatriée du chantier... Les Amis de la Terre de Lille ont engagé une action en justice contre le démarrage illégal, sans permis de construire, des travaux.

A Paluel sur la côte normande, une marche non-violente a rassemblé six mille personnes selon les organisateurs, trois mille selon la police. Trente cyclistes étaient venus du Havre en vélo. Selon les informations fragmentaires en notre possession, les autres rassemblements ont eu moins d'ampleur : cinq cents manifestants à Royan, cinq cents au Mans, trois cents à Toulouse, deux cents à Narbonne, quinze cents à Lyon. Aucun incident à signaler. Manif aussi à Tokyo !

Sur cette journée d'actions de masse, pas un mot dans le journal télévisé d'Antenne 2 samedi soir à vingt heures. Celui de la Une a surtout insisté, images à l'appui, sur les voitures brûlées à Paris, sans rien dire de l'objet de la manifestation, ni parler de la province. Les radios périphériques ont attribué la paternité de la manif au P.S.U. et aux groupes d'extrême-gauche. France Inter a dépeint avec lyrisme un « Mini Woodstock » dans le vingtième arrondissement, ignorant les motivations écologiques et politiques des manifestants.
Pour célébrer dignement la semaine antinucléaire, le Nouvel Obs n'a rien trouvé de mieux que de publier en « document de la semaine » un révoltant plaidoyer proatome de Francis Perrin, co-responsable avec Leprince Ringuet et Latarjet de. la censure qui a frappé l'émission « Les Atomes nous veulent-ils du bien ? » Emis sion toujours aux oubliettes, malgré les promesses faites.

Perrin écrit sans vergogne : « cette campagne (la campagne antinucléaire N.D.L.R.), curieusement passionnelle sans doute à cause des souvenirs d'Hiroshima, n'est fondée que sur des affirmations complètement fausses, même quand elles reprennent certaines déclarations américaines en fait dénuées de toute valeur objective. » C'est dit en toutes lettres, dans le grand hebdo de la « gauche ». Alors, Bosquet, combien de temps serviras-tu d'alibi dans cette succursale de Paris-Match ?

Les opposants au nucléaire ne se sont pas contentés de mener tambour battant leur semaine d'action. Ils ont agrémenté de leur grain de sel la très officielle Conférence Nucléaire Européenne qui se tenait au CIP Porte Maillot. Jeudi matin, des Amis de la Terre, des scientifiques du groupe d'Orsay ( 1 ) et des rédacteurs d'Impascience (2) ont discuté à bâtons rompus avec les congressistes. Il y avait autant d'atomocrates à débattre par petits paquets dans le hall avec les contestataires que de crânes dégarnis à roupiller dans le grand amphi ! Etonnement chez beaucoup : les antinucléaires sont bien informés, et ils ne racontent pas que des bourricades. Le doute a pénétré quelques esprits.
En attendant, le paramètre de la contestation est désormais omniprésent dans les raisonnements des technocrates. Conclusion finale de Boiteux : « l'énergie nucléaire verra son développement irrémédiablement entravé, si après une phase inévitable d'interrogations si ce n'est d'inquiétudes devant une novation aussi fondamentale, elle n'est pas pleinement acceptée par les populations ».

Les antinucléaires ont donc semé la zizanie dans le colloque pronucléaire. On se demande bien pourquoi les pronucléaires n'ont pas fait la réponse du berger à la bergère lors du colloque antinucléaire qui s'est tenu samedi soir et dimanche salle Lancry à Paris ! Axé sur le thème « nucléaire et politique », ce colloque a permis des prises de contact - et souvent des prises de bec, sans parler des dialogues de sourds - entre deux univers qui s'ignorent trop souvent : celui des militants politiques et syndicaux d'un côté, celui des militants écologiques de l'autre.

Les discussions ont permis de faire éclater au grand jour les divergences qui se cachent derrière le front uni contre le programme nucléaire du gouvernement. Trois attitudes étaient en présence :

         - ceux pour qui il n'y a pas et il ne peut pas y avoir d'atome pacifique. A cause des dangers écologiques et de l'inévitable centralisation et de la militarisation impliquées par le choix nucléaire. Ce point de vue radical est notamment celui de la Gueule Ouverte.

         - ceux qui refusent le programme nucléaire actuel, mais n'excluent pas un recours au nucléaire dans une société socialiste. Ce point de vue est entre autres celui de l'hebdo trotkiste Révolution, fraîchement rallié à la cause antinucléaire : « Pour ou contre l'énergie nucléaire, pour ou contre le progrès ? : c'est le faux débat que la bourgeoisie a lancé sur cette question. Mais les travailleurs refusent l'énergie nucléaire pour les conséquences de son utilisation par le capitalisme : la révolution socialiste créera les conditions de son éventuelle utilisation sans danger. »

         - Troisième catégorie : ceux qui se contentent de demander un moratoire partiel ou total, sans remettre en question l'énergie nucléaire en général. C'est notamment l'attitude de certains syndicalistes du CEA .

Malgré ces divergences, une motion a été adoptée à une large majorité. Elle affirme notamment : « le colloque a conclu à la nécessité de poursuivre la lutte pour le moratoire, en développant l'action autour des objectifs suivants :

1) le contrôle populaire sur l'information et l'application des connaissances scientifiques.
2) le blocage par l'action directe sur chaque site de la construction des centrales dès l'engagement de la procédure par l'EDF...
3) le développement d'un mouvement de désobéissance civile...

Les participants souhaitent la création d'un comité national d'initiative pour le développement de ces actions qui permettent la réalisation de la plus large unité populaire. »

Laurent Samuel

(1) Ce groupe de physiciens et biologistes vient de publier une brochure de haute qualité sur : « risques et dangers du programme électronucléaire ». Elle coûte 3 F. et peut être obtenue en écrivant A G. Cosme. Laboratoire de l'Accélérateur linéaire. Bâtiment 200. 91405 Orsay.
(2) le numéro 2 d'Impascience vient de sortir Détails dans « Sur le terrain ».

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