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Tout comme les guerres de Bush, le lexique idéologique contemporain est animé par la lutte entre le Bien et le Mal. Une lutte sanglante qui voit opposer à nos alliés « Marché », « Démocratie » et « Sécurité », deux ennemis mortels : « Terrorisme » et « Totalitarisme » – complices entre eux, et toujours plus impossibles à distinguer l’un de l’autre. Comme c’est logique, l’exécration générale entoure ces deux sinistres spectres. Le qualificatif de « totalitaire », en particulier, fait décidément partie des insultes les plus en vogue. Caetano Veloso a récemment accusé de « comportement totalitaire » le ministre brésilien de la culture Gilberto Gil, au cours d’une polémique sur la répartition de fonds publics. Selon Vittorio Feltri, la décision (impeccable) du PRC [Parti de la Refondation Communiste] d’exclure un conseiller municipal qui a d’abord défendu le droit de Di Cano de faire le salut fasciste, avant de l’imiter au profit du photographe d’un journal local, est « typique d’un État totalitaire ». Et, évidemment, est « totalitaire » aussi tout opposant à Berlusconi qu’on prend à prononcer sur un ton réprobateur les trois mots « conflit d’intérêts ». Il s’agit là d’usages du terme qui sont grotesques, mais, à leur façon, significatifs. Plus significatif encore est l’usage que fait du terme l’ex-directeur de la CIA James Woolsey : il affirmait récemment qu’ « une même guerre » oppose aujourd’hui les USA à « trois mouvements totalitaires, un peu comme c’était le cas au cours du deuxième conflit mondial ». Ces trois « mouvements totalitaires » seraient représentés par le baasisme (sunnites irakiens et Syrie), les « chiites islamistes jihadistes » (appuyés par l’Iran et liés au Hezbollah libanais), et les « islamistes jihadistes de matrice sunnite » (c’est-à-dire « les groupes terroristes comme al-Qaïda »)[1]. Un doute surgit spontanément : que diable ont aujourd’hui en commun un nationaliste arabe laïque, un fondamentaliste islamiste chiite, et un autre sunnite ? Pratiquement rien. Sauf une chose : le fait de s’opposer aux USA. Bref, est « totalitaire » qui s’oppose à l’Occident, et plus précisément aux USA. Rien de nouveau, en vérité : les choses sont ainsi depuis plus de 50 ans. La fortune du concept de « totalitarisme » naît en effet dans l’immédiat après-guerre, et s’explique par la nécessité politique de rapprocher les régimes communistes, qui constituaient alors le nouvel Ennemi de l’Occident, et le régime nazi qui venait d’être vaincu. Nous ne pouvons, a posteriori, que constater le succès de cette opération – qui a cependant connu plusieurs phases. Phase 1 : « nazisme = stalinisme » (Hannah Arendt) La fortune de cette assimilation est due en bonne part à Les origines du totalitarisme d’Hannah Arendt (Gallimard, 2002). Dans ce livre, dont la première édition est parue en 1951, H. Arendt assimile les « systèmes nazi et stalinien » en tant que deux « variantes du même modèle politique » : un modèle qui tend à la « domination globale » au niveau planétaire. Les éléments essentiels du totalitarisme sont l’ « idéologie », comprise comme une clé absolue de compréhension de l’histoire (raciste dans le premier cas, « classiste » dans le deuxième), la « terreur » (véritable « essence du pouvoir totalitaire », qui frappe non seulement les opposants, mais aussi les « innocents ») et le « parti unique » (curieusement, H. Arendt ne cite pas, par contre, le pouvoir personnel absolu d’un chef). Le texte d’H. Arendt a de nombreux points faibles. Il est prolixe, mais aussi déséquilibré dans sa structure. La documentation est très riche en ce qui concerne l’Allemagne nazie, et, inversement, extrêmement indigente pour l’URSS. Ce qui prouve déjà que l’archétype du concept arendtien de « totalitarisme » est l’Allemagne hitlérienne à laquelle on tente d’assimiler l’URSS, en établissant des parallèles pour le moins forcés, comme l’attribution à la Russie de Staline de la même tendance à la « domination globale » que l’Allemagne hitlérienne – passant par-dessus la donnée de fait que, pendant toute la durée de la période stalinienne, l’Union Soviétique a été attaquée et menacée (en dernier lieu par le réarmement des pays occidentaux et par le monopole de l’arme atomique de la part des USA)[2]. Liée à cette thèse bizarre, la véritable absurdité selon laquelle le « bolchévisme » devrait « plus au panslavisme… qu’à toute autre idéologie ou mouvement ». Plus généralement, les critiques d’H. Arendt ont eu beau jeu de remarquer que l’ « idéologie » nazie (à condition qu’on veuille bien donner la dignité d’ « idéologie » au patchwork antisémite délirant du Mein Kampf hitlérien) est à des années-lumière de l’idéologie communiste : le nazisme est réactionnaire et traditionaliste, le communisme est révolutionnaire et « héritier des Lumières et de la Révolution Française » ; le premier est irrationaliste, le deuxième rationaliste ; raciste le premier, internationaliste et universaliste le deuxième ; le premier affirme l’existence d’une hiérarchie naturelle (entre races et individus), le deuxième est égalitariste et « niveleur » ; le premier est explicitement anti-démocratique, le deuxième prône une « démocratie réelle » allant plus loin que la démocratie « seulement formelle ».[3] On dira que les principes sont une chose, leur traduction politique une autre. Mais c’est justement cela la question : peut-on réduire à un concept unique une idéologie et une pratique de gouvernement explicitement basées sur la terreur et sur la violence, et une théorie (et une praxis) d’émancipation qui se retourne en une praxis contraire à ses propres principes ?[4] Car une chose est sûre : dans le nazisme, la correspondance entre théorie et pratique est parfaite, y compris et surtout sous l’aspect de la terreur et de la « domination totale ». La constatation navrée de « la franchise éhontée de Mein Kampf » est inévitable pour quiconque étudie le phénomène nazi. Le nazisme exalte explicitement les concepts d’« organicité », d’ « organisation totale », le « principe totalitaire ». Et il les met scientifiquement en pratique. La preuve la plus éloquente s’en trouve dans la langue allemande, qui fut – à la différence de la langue russe – complètement remodelée et pliée au but de légitimer et rendre, pour le coup, la domination nazie « totale »[5]. Même à la lumière de ces faits, il est pour le moins curieux qu’H. Arendt se montre incertaine quant à la détermination de la période où on a eu en Allemagne un « vrai » régime totalitaire. Parfois elle soutient que l’Allemagne d’Hitler ne devint un régime « ouvertement totalitaire » que lorsqu’éclata la deuxième guerre mondiale (donc en 1939) ; ailleurs elle affirme que « ce fut seulement pendant la guerre », et, plus précisément, « après les conquêtes de l’Est européen » (donc à partir de 1941), que « l’Allemagne fut en mesure d’instaurer un régime vraiment totalitaire », mais elle s’aventure même à soutenir que « c’est seulement si elle avait gagné la guerre que l’Allemagne aurait connu une domination totalitaire complète »[6]. Si l’on porte ces mots à leurs extrêmes conséquences, on peut conclure qu’il n’y a jamais eu de véritable régime totalitaire dans l’Allemagne nazie ! Voilà un beau résultat : H. Arendt crée la catégorie d’une forme de gouvernement spécifique et irréductible à toute autre, elle l’applique à deux régimes, pour ensuite découvrir que ladite catégorie n’aurait à proprement parler jamais été pleinement applicable à celui qui en constitue l’archétype ! La disparition de l’économie dans le « totalitarisme » d’Arendt « Beaucoup de bruit pour rien », pourrait-on dire. Mais les peines d’ Arendt ne furent pas perdues. Au moins dans un sens : avec toutes ses insuffisances et incohérences, l’ouvrage Les origines du totalitarisme fut un puissant instrument de propagande anticommuniste au début des années 50 (ce n’est pas un hasard si la CIA en a généreusement subventionné la traduction en plusieurs langues).[7] En effet, la catégorie « totalitarisme » permettait – et permet – d’atteindre plusieurs objectifs idéologiques importants. En mettant dans le même sac nazisme et stalinisme, on perd la spécificité de la barbarie nazie, on la relativise et on la « contrebalance » par une barbarie pour ainsi dire pareille et contraire (dans les cas les plus extrêmes, comme le révisionnisme historique d’Ernst Nolte, on a même tenté de faire du « totalitarisme communiste » le responsable de l’apparition du totalitarisme nazi – justifiant ainsi ce dernier en tant que réaction physiologique au premier). Ce n’est pourtant pas là le principal service rendu par le concept de « totalitarisme ». C’est en fait qu’il permet de considérer et classer le régime nazi sur la base de sa forme politique au lieu de son contenu économique. On « oublie » ainsi que le nazisme partage avec les « démocraties libérales » (pré- et post-nazies) le caractère d’économie capitaliste. Cet « oubli » rend presque inexplicable un phénomène embarrassant tel que l’absolue continuité des classes dirigeantes économiques (mais aussi, dans des cas non marginaux, politiques) entre l’Allemagne « totalitaire » et la « démocratique » Allemagne de l’Ouest. Ce qui serait facile à expliquer si on admettait que la dictature nazie servait au maintien de l’ordre économique en vigueur (alors et aujourd’hui) contre le danger révolutionnaire. H. Arendt a beau chercher à l’exorciser, le rapport organique entre le grand capital allemand et le nazisme représente le véritable fil rouge de la trajectoire historique de l’Allemagne hitlérienne, depuis ses débuts jusqu’aux camps d’extermination : comme le prouvent entre autres les dizaines de milliers de prisonniers qui travaillèrent à mort pour I.G. Farben, pour Krupp, Siemens, etc. Cette question a encore eu les honneurs de la rubrique faits divers à l’occasion des procès intentés à BMW par quelques survivants des camps de concentration.[8] Et il ne s’agit pas de cas isolés. Lorsque, il y a quelques années, on empêcha Degussa [groupe allemand de transformation chimique, en particulier pour l’or, propriétaire du groupe produisant le gaz Zyclon B, NdlT] de participer aux travaux pour la construction du monument érigé à Berlin en mémoire de l’extermination des Juifs en raison de ses compromissions avec le nazisme, quelqu’un fit remarquer que, si on appliquait de façon stricte ce critère, on aurait dû exclure toutes les entreprises allemandes. Insister sur la nouveauté radicale du « totalitarisme » comme forme de gouvernement permet aussi d’oublier – ou en tout cas de placer résolument à l’arrière-plan – la continuité économique entre le régime nazi et les précédentes « démocraties libérales ». Mais ces lignes de continuité ne sont pas seulement économiques. Arendt elle-même repère dans l’ « âge de l’impérialisme » un important facteur d’incubation du totalitarisme. Et elle montre comment les gouvernements « démocratiques » des pays impérialistes ont déjà justifié par le racisme leurs conquêtes coloniales et opéré des massacres de masse parmi les populations indigènes. Elle rappelle qu’un fonctionnaire britannique proposa de recourir à des « massacres administratifs » pour la solution du problème indien, et qu’en Afrique d’autres fonctionnaires zélés (zélés comme Eichmann) déclaraient qu’ « on ne permettrait pas que des considérations éthiques comme les droits de l’homme s’opposent » à la domination blanche. Et elle conclut : « chacun pouvait déjà voir, sous son nez, beaucoup des éléments qui, mis ensemble, auraient pu créer un gouvernement totalitaire à base raciste ». Mais il y avait aussi là ses instruments les plus atroces : « Même les camps de concentration ne sont pas une invention totalitaire. Ils sont apparus pour la première fois pendant la guerre des Boers, au début du siècle, et ils ont continué à être utilisés en Afrique du Sud comme en Inde pour les « éléments indésirables » ; nous trouvons ici pour la première fois même le terme de « surveillance préventive » qui fut par la suite adopté par le IIIème Reich ». S’il en est ainsi, où est la nouveauté radicale du totalitarisme ? Selon Arendt, elle consisterait, pour les camps de concentration, dans l’abandon des « raisons utilitaires » et des .« intérêts des gouvernants », ce qui nous ferait entrer dans le domaine du « tout est possible ». Absence de mesure, caractère absolu : selon ce point de vue, le totalitarisme est un fait nouveau en tant qu’il est le « mal radical », le « mal absolu, impunissable et impardonnable ».[9] De cette façon, évidemment, toute recherche des causes, tout élément de continuité historique avec les « démocraties libérales » passe au second plan : le totalitarisme nazi n’est comparable qu’avec lui-même – ou avec son « double » présumé constitué par la Russie stalinienne. De cette façon, la possibilité de mettre le nez dans ce qu’on a défini comme la fabrique européenne de l’Holocauste[10] est tout simplement perdue. « Absolu », « mystère », « folie » : dès le moment où nous utilisons ces catégories, nous renonçons à comprendre. Quand, en août dernier, le pape Ratzinger a défini l’extermination nazie des Juifs comme un « mysterium iniquitatis », il a par là même exclu la possibilité de comprendre ce qui s’est passé, et de nommer aussi bien les complices que les raisons de l’extermination. On aboutit au même résultat quand – comme le fait Arendt– on adopte la catégorie « folie » comme clé de lecture de ce qui s’est passé.[11] Phase 2 : « nazisme = communisme » (Friedrich/Brzezinski et autres] Malgré ses « mérites » idéologiques, le « totalitarisme » arendtien devint bientôt inutilisable. En effet, après la mort de Staline, en Union Soviétique, il s’atténue, et bientôt cette « terreur » qui, pour Arendt, était « l’essence du pouvoir totalitaire », fait défaut. Et, de fait, Arendt elle-même affirma sans nuances : après la mort de Staline, « on ne peut plus définir l’URSS comme totalitaire ». Certes, il y avait toujours l’ « idéologie », mais l’idée d’une « domination totale » fondée uniquement sur elle était plutôt invraisemblable. En outre, il y avait dans le texte d’Arendt d’autres éléments qui se conciliaient mal avec un anticommunisme absolu : à commencer par l’opposition entre Lénine et Staline et l’affirmation selon laquelle une alternative possible à Staline aurait été la poursuite de la Nouvelle Politique Economique (NEP) lancée par Lénine[12]. Il fallait quelque chose de plus fort. Et on l’eut : en 1956, Carl J. Friedrich et Zbiniew Brzezinski (oui, précisément lui…) publièrent un nouveau livre sur ce sujet, intitulé Dictature totalitaire et autocratie. Dans cet ouvrage, on ajoutait, parmi les traits caractérisant le totalitarisme, le contrôle et la direction centralisée de l’économie. On atteignait ainsi l’objectif d’inclure dans le cadre des régimes totalitaires même la Russie post-stalinienne, la Chine communiste, et tous les pays de l’Est européen. (D’un autre côté, cela compliquait les choses en ce qui concerne la définition du régime nazi comme totalitaire, mais ce n’était évidemment pas la principale préoccupation des auteurs…). Même ainsi, le problème de la disparition objective de la « terreur totalitaire » dans l’Union Soviétique elle-même n’était pas anodin. On y remédia de façon très simple : en atténuant l’importance de la « terreur » pour le concept de totalitarisme – c’est-à-dire en changeant les cartes en cours de partie. C’est ainsi que, dans la deuxième édition de l’ouvrage cité, révisée en 1965 par le seul Friedrich, on peut lire que, dans le « totalitarisme parvenu à maturité », la terreur -qui avait auparavant été définie comme le « nerf vital du totalitarisme » – n’est présente que sous la forme d’une « terreur psychique » et d’un consensus général » [sic!]. Et Brzezinski , qui considérait auparavant la terreur comme « la caractéristique la plus universelle du totalitarisme, en arrive à parler, dans un nouveau livre de 1962, d’un « totalitarisme volontaire » [sic!].[13] Dans le même temps, d’autres auteurs se chargent de mettre l’accélérateur sur le concept d’ « idéologie totalitaire », en élargissant sa portée. Ainsi Talmon, dans son livre Les origines de la démocratie totalitaire (Calmann-Lévy, 1966), dénonce comme « totalitaire » l’idée même d’un système autonome duquel on aurait éliminé « tout mal et tout malheur » ; dit plus simplement : l’idée même d’une société sans classes est une aspiration totalitaire. Arendt, du reste, avait déjà affirmé que « le mal radical naît quand on espère un bien radical ».[14] Un autre politologue usaméricain, W. H. Morris Jonas, écrit en 1954 un essai, En défense de l’apathie, où il soutient que l’apathie exerce « un effet bénéfique sur l’atmosphère de la vie politique » ; par contre, « beaucoup des idées associées au sujet général du devoir de voter appartiennent proprement au domaine totalitaire [!] et sont hors-sujet dans le vocabulaire d’une démocratie libérale ».[15] Si ces propos apparaissent explicitement comme inspirés par des positions politiques de droite, on ne peut pas en dire autant d’un filon différent, apparu par la suite, de « chasseurs de totalitarismes » : il s’agit des théoriciens du postmodernisme. Ceux-ci, à partir de Jean-François Lyotard, ont placé dans le collimateur les « grands récits », c’est-à-dire les théories de l’histoire, et en particulier de l’histoire comme émancipation progressive de l’humanité. Dans ce cas, le « rêve totalitaire » consisterait dans l’idée même de pouvoir donner une lecture rationnelle d’ensemble des événements historiques : ce qui aurait débouché sur un « modèle totalisant » et sur « ses effets totalitaires, sous le nom même de marxisme, dans les pays communistes ». Phase 3 : « totalitarisme = communisme » Avec l’effondrement de l’URSS et la chute du mur de Berlin, se produit l’inimaginable : le « Totalitarisme » soviétique, cet horrible Léviathan du XXe siècle, explose sans la moindre effusion de sang (les conflits « ethniques » qui explosèrent dans tout l’Est en voie de désagrégation peu de temps après, allaient être bien plus sanglants). Le prétendu caractère terrifiant et diabolique du « totalitarisme communiste » se réduit à une farce pathétique, bien symbolisée par le « coup d’État » -bouffe de l’été 1991 en Russie (en revanche, le « démocrate » Eltsine n’hésitera pas, peu après, à faire tirer au canon sur le Parlement). On s’attendrait à des réflexions équilibrées sur le sujet. C’est tout le contraire. A présent, non seulement l’histoire tout entière des pays communistes est réexaminée sous la catégorie « totalitarisme », mais le champ sémantique de ce concept s’élargit sans aucun égard, nous ne dirons pas pour le sens historique, mais même pour le sens du ridicule. Jusqu’à englober littéralement tout : depuis le mouvement communiste tout entier jusqu’à la Révolution Française elle-même (la Terreur, pardieu !) ; depuis les Etats survivants du défunt « bloc socialiste » aux mouvements de libération du Tiers-Monde qui se battent contre la privatisation des ressources de base de ses divers pays, et ainsi de suite. Selon cette conception « élargie », des tendances « totalitaires » sont attribuées à quiconque – à la rigueur sans en être conscient – se bat pour des formes de régulation de l’économie, différentes du modèle libéral du « renard libre dans le poulailler libre » ; le modèle européen de welfare lui-même (à partir de ce qu’on appelle l’ « économie sociale de marché » inventée par la CDU allemande) devient suspect : rien à faire, l’odeur de soufre bolchevik se niche même là. Mais même quiconque estime possible de comprendre les dynamiques historiques avec l’aide de la raison, étudie les philosophies systématiques sans les vouer aux gémonies, défend les progrès de la science et de la raison (le simple fait d’adopter ce dernier terme au singulier dénonce du reste sans ambiguïté la mentalité intolérante et policière de qui l’utilise) abrite des « rêves totalitaires ». Selon un curieux renversement de perspective, cet irrationalisme qui avait constitué l’humus fertile du nazisme, et qu’on aime aujourd’hui requalifier comme « dénonciation des limites de la raison », est au contraire considéré comme l’expression d’une mentalité (post)moderne, ouverte et tolérante. Avec lui, on retrouve, grossièrement maquillés, tous les éléments de l’ « idéologie » nazie : racisme (« conscience de son identité ethnique »), xénophobie (« orgueil » et « auto-défense de l’Occident »), mythes du sang et du sol (« attachement à ses racines ») ; et, par-dessus tout, l’anticommunisme viscéral – qui, aujourd’hui, prend justement le visage « démocratique » de la « ferme dénonciation de l’idéologie totalitaire ». Nous en sommes à la troisième phase de la peu édifiante histoire du concept de totalitarisme : désormais, ce terme désigne en premier lieu, sinon exclusivement, le communisme. On essaie de faire prendre au « communisme » la place occupée dans l’imaginaire collectif par le nazisme en tant qu’archétype du pouvoir totalitaire. La dénonciation même des « totalitarismes » du XXe siècle, en apparence salomonique, sert en réalité à fustiger le communisme, alors que l’exécration qui entoure le nazisme devient de plus en plus générique et rituelle. Et à distinguer nettement de tous deux le fascisme italien [mais aussi hongrois, roumain, estonien, lituanien, portugais, espagnol, grec…], considéré avec bienveillance comme un « banal » autoritarisme », bonasse ou brouillon, on ne sait trop. Curieuse ironie de l’histoire, si l’on pense que Mussolini voyait la nouveauté historique du fascisme dans la capacité à « guider totalitairement la nation » et adoptait volontiers l’expression d’ « État totalitaire » – en plus des gaz en Afrique, et du tribunal spécial et des lois raciales en Italie… [16] Le document le plus significatif de cette phase est le projet de résolution sur la « Nécessité d’une condamnation des crimes du communisme » présentée en août 2005 à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe[17]. Dans ce curieux document, le terme « communisme » est régulièrement accompagné du qualificatif de « totalitaire » (la formulation préférée est « régimes communistes totalitaires», qui apparaît 24 fois dans cette motion) ; le nazisme est présenté, seulement en passant, comme « un autre régime totalitaire du XXe siècle ». Dans ce texte – pour le moins confus -, on affirme, à propos du même Conseil de l’Europe, que « la protection des droits de l’homme et l’État de droit sont les valeurs fondamentales qu’il défend » : et, pour le confirmer… on déplore que les partis communistes soient « légaux et encore actifs dans certains pays ». On espère que la position de l’Europe encouragera « les historiens du monde entier » à « établir et vérifier objectivement le déroulement des faits » ; puis, pour encourager la liberté de recherche et d’enseignement, on demande… « la révision des manuels scolaires ». Mais qu’est-ce qui rend nécessaire cette déclaration ? Au-delà des motifs déclarés (celui consistant à « favoriser la réconciliation » est décidément paradoxal), se trahissent ici et là les motifs véritables : « il semblerait qu’un genre de nostalgie du communisme soit encore présent dans certains pays, d’où le danger que les communistes reprennent le pouvoir dans l’un ou l’autre de ces pays » ; et surtout : « des éléments de l’idéologie communiste, comme l’égalité ou la justice sociale, continuent à séduire de nombreux membres de la classe politique ». Nous y voilà : insatisfaction devant l’état de choses présent, et aspiration à l’égalité et à la justice sociale. Ce sont là les véritables ennemis des « chasseurs de communistotalitaires ». Aujourd’hui comme hier. Hier, avec le prétexte des régimes communistes existants, aujourd’hui avec le prétexte des régimes communistes qui ne sont plus. Un concept sans objet et « l’Ennemi est parmi nous » Mais, évidemment, le fait que le système des régimes communistes n’existe plus n’est pas non plus sans conséquences sur la fin du destin du concept de « totalitarisme ». Le fait d’avoir perdu son objet n’est pas insignifiant : désormais, le concept de « totalitarisme » manque de référent. Pour un concept sans objet, la vie n’est pas facile. Pour ne pas rester désaffecté, il est obligé de s’en chercher un. Certes, il est vrai que l’élargissement sémantique du terme, effectué en son temps dans un but anticommuniste, facilite la recherche d’objets de substitution. Désormais, est « totalitaire » tout et son contraire : nous vivons sous le joug du « totalitarisme publicitaire », mais l’interdiction de la publicité pour les cigarettes est aussi totalitaire. Est totalitaire la répression sexuelle des musulmans wahhabites, mais le « totalitarisme de la jouissance » imposé aux individus atomisés[18] par les sociétés capitalistes n’est pas moins insidieux. Toutefois, surgit ici un problème : quand un concept signifie tout, il ne signifie plus rien. La perte de tout ancrage sémantique signifie la mort d’un concept. Et tel est probablement le destin qui, tôt ou tard, attend le totalitarisme. Pour le moment, cependant, un résidu de signification colle encore à ce concept, et c’est le cauchemar de la « domination totale ». Le cauchemar du pouvoir sans obstacles, de la violence sauvage mais organisée, du langage asservi au pouvoir qui déforme et retourne la réalité, effaçant toute distinction entre le vrai et le faux. Là réside la durable efficacité propagandiste du concept. Mais ici, ironiquement, le totalitarisme peut nous rendre un ultime service : nous aider à donner un nom aux symptômes de la « domination totale » dans notre monde. Voyons ce qu’il en est. La violence sauvage mais organisée du pouvoir totalitaire laisse ses marques impossibles à méconnaître dans le langage actuel des Seigneurs de la Guerre yankees. Elle trouve une expression emblématique dans les paroles de ce néo-conservateur US qui – à la veille de l’attaque déclenchée par les troupes US contre Fallujah – mettait l’objectif consistant à « réduire en poussière Fallujah » à la première place d’un programme politique ; le fait qu’il le faisait dans un article intitulé « Valeurs pour le monde entier » n’est pas seulement un hommage à l’humour noir, mais un indice : il signale l’adoption d’une langue qui, comme jadis celle des nazis, inverse systématiquement le sens des mots[19]. Quand, par la suite, une fois l’affaire faite, le général des Marines John Sattler a affirmé que l’offensive contre Fallujah « a cassé les reins aux rebelles », ce n’est pas par hasard qu’il a utilisé exactement les mêmes mots que Mussolini à propos de la Grèce : voilà un bel exemple d’invariant totalitaire (et, en outre, de bon augure…). Mais venons-en au langage asservi au pouvoir. Le texte classique sur le sujet est le violent pamphlet anticommuniste 1984, écrit par le journaliste anglais George Orwell et publié en 1949 (dans ce cas aussi, avec de considérables financements de la CIA ; du reste, Orwell lui-même était un espion anglais). Comme l’a souligné Maria Turchetto, c’est un roman qui, relu aujourd’hui, est d’une étonnante actualité. Certes, aujourd’hui, il n’existe pas de « Ministère de la Vérité » comme celui de l’Océania d’Orwell. Mais nous pouvons toujours nous consoler avec le « Sous-Secrétariat pour la démocratie et les affaires globales » du Département d’Etat US. En Océania, « l’ennemi du moment incarnait toujours le mal absolu : il s’ensuivait que toute entente avec lui était impossible, dans le passé comme dans le futur ». Et il en a été ainsi avec Ben Laden, puis avec Saddam : tous deux excellents amis d’abord, puis Ennemis absolus de l’Occident. Mais cette situation implique que les anciennes alliances avec eux soient occultées, niées et démenties. De ce point de vue, même la « variabilité du passé » d’Orwell est déjà parmi nous. Non moins présente est la « double pensée » : le slogan orwellien selon lequel « la guerre c’est la paix » est, à y réfléchir, un des slogans fondamentaux de Bush à propos de l’agression contre l’Irak ; toutes proportions gardées, Gianfranco Fini aussi [Ministre des Affaires Extérieures sous Berlusconi, de 2004 à 2006, NdT] a montré, lorsqu’il a affirmé que les soldats italiens en Irak sont « morts pour la paix », qu’il l’avait bien assimilé. Ou encore : chez Orwell, le slogan du parti dit textuellement : « qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle le passé ». Qui nourrirait des doutes sur la pertinence de l’application de ce slogan à notre présent est vivement invité à considérer les polémiques révisionnistes sur la Résistance. Certes, on dit que, dans le livre d’Orwell, on amusait les masses par des moyens très éloignés de ceux utilisés aujourd’hui : il suffira de penser que, dans le Ministère de la Vérité, toute une chaîne de départements autonomes s’occupait de littérature, musique, théâtre et divertissements en général pour le prolétariat. On y produisait » des journaux-poubelles (qui ne contenaient que du sport, des faits divers sanglants, des horoscopes), des petits romans à l’eau de rose, des films farcis de sexe et des chansonnettes sentimentales -toutes les mêmes – composées par une espèce de kaléidoscope appelé ‘versificateur’. Il n’y manquait même pas une sous-section entière… chargée de la production de matériel pornographique du niveau le plus bas ». En général, les prolétaires décrits par Orwell s’en tiraient beaucoup plus mal que les nôtres : en effet, « le travail pénible, le soin de la maison et des enfants, les querelles futiles avec les voisins, le cinéma, le football, la bière et surtout les paris limitaient leur horizon ». En outre, « les prolets, que la politique n’intéressait guère, étaient périodiquement en proie à des accès de patriotisme », générés par des bombes qui tombaient sur les villes – même si on trouvait des gens pour penser – mais il s’agissait d’une absurdité évidente – que c’était le gouvernement lui-même qui lançait ces bombes, « pour maintenir les gens dans la peur ». Le thème du mensonge de l’ennemi extérieur est, depuis Orwell, un classique de la littérature antitotalitaire. Le biographe d’Hitler, Joachim Fest, a récemment affirmé (à propos de la Russie de Staline) qu’ « un régime totalitaire a toujours besoin d’un ennemi ». Hannah Arendt avait elle aussi insisté sur l’utilisation « de complots mondiaux internationaux », comme instrument de mobilisation et de consensus, pour les régimes totalitaires. Plus généralement, le thème du mensonge politique a aussi continué à l’intéresser après son ouvrage sur le totalitarisme. Et il l’a poussée à faire un pas de plus, dont elle n’a peut-être pas compris les implications. Dans Les origines du totalitarisme, elle avait étudié comment les régimes totalitaires réussissent à substituer au monde réel, à travers le mensonge systématique, un véritable monde fictif. Dans des ouvrages ultérieurs, elle étudie le rôle de la « politique d’image », en se référant en particulier à celle des USA à propos de la guerre du Vietnam : l’ « image, construite ingénieusement à travers les mass media, est offerte à l’opinion publique d’un pays et opère comme un substitut de la réalité ; grâce à la puissance des moyens de communication de masse, elle peut acquérir une évidence telle qu’elle devient beaucoup plus visible (c’est-à-dire plus « réelle ») que la réalité qu’elle vise à remplacer[20]. Or, il est évident qu’entre ce remplacement de la réalité et celui qui est opéré par les « régimes totalitaires », il n’y a aucune différence structurelle (il y a tout au plus une différence de degré : si le contrôle des moyens de communication n’est pas complet, l’opération peut échouer, ou ne pas réussir complètement). De ce point de vue aussi, le schéma de l’irréductibilité des phénomènes totalitaires vole en éclats. Arrivés là, quiconque pensera au rideau de fumée de mensonges et de fausses informations mis en œuvre – avec la complicité active des médias – par les USA et leurs « vaillants » alliés avant et pendant l’agression contre l’Irak, pourra difficilement traiter par le mépris la définition lapidaire que le sociologue usaméricain Sheldon Wolin a donnée des USA : « Inverted totalitarism » – un totalitarisme de fait, recouvert par un langage démocratique. A cette définition, on pourrait tout au plus objecter que le langage même qui assure la couverture « démocratique » est une caractéristique totalitaire supplémentaire. Cela étant, on se tromperait si on situait dans un État – et même si c’est un super-État en pleine dérive autoritaire comme les USA – le nouveau sujet de la « domination totale ». Le pouvoir sans obstacles réside aujourd’hui ailleurs. À ce sujet, il est temps de rompre résolument avec les élaborations du XXe siècle sur le pouvoir (y compris celle de Foucault), toutes hypnotisées par l’État. Le pouvoir sans obstacles, au moins tendanciellement, est désormais de plus en plus souvent, de facto, celui des grandes entreprises monopolistes transnationales : les corporations. Ce sont elles qui représentent aujourd’hui l’« institution totalitaire » par excellence – que ce soit vers l’intérieur ou vers l’extérieur. À l’intérieur, la tendance à la « domination totale » se manifeste dans l’autoritarisme, dans le contrôle de plus en plus total des temps et processus de travail. À l’extérieur, elle se traduit désormais non seulement par la persuasion publicitaire, mais directement par la construction de l’individu-consommateur (dans les magasins d’une chaîne de supermarchés US qui vendent des jouets, les enfants poussent de minuscules caddies avec cette inscription : « Client de « Toys’R US » en formation »)[21] ; et aussi par la plus complète subordination de toute instance sociale, culturelle et environnementale au profit de l’entreprise. Il y a quelques entreprises transnationales qui montrent avec une particulière évidence ces caractéristiques totalitaires « toutes ensemble ». Prenons Wal-Mart, la chaîne mondiale de supermarchés basée aux USA. Rien que dans les derniers mois, est apparu, sur le front interne, tout ce qui suit : interdiction de l’activité syndicale dans les supermarchés du groupe, (des milliers d’) infractions à la réglementation du travail, discriminations à l’égard des employées femmes, exploitation des immigrés clandestins, exploitation des mineurs (effacée d’un coup d’éponge grâce à l’accord secret avec le Ministère du Travail US), heures supplémentaires non payées, proposition d’ introduire des missions physiques même pour les caissiers (pour sélectionner les employés en bonne santé), interdiction de flirter sur le lieu de travail. Sur le front externe, le pouvoir monopoliste de Wal-Mart, qui peut de ce fait fixer les prix payés aux fournisseurs, fait partie des causes de la faillite de très nombreuses entreprises fournisseuses, mais aussi des bas salaires en Chine (10% des importations chinoises aux USA, d’un montant de 12 milliards de dollars, sont destinées à ses supermarchés) ; en ce qui concerne le respect des traditions culturelles , il a fait scandale en construisant un supermarché au beau milieu de la zone archéologique de Teotihuacan au Mexique (où Wal-Mart a déjà 657 supermarchés).[22] Les grandes corporations sont aujourd’hui la véritable origine et le véritable sujet de la « domination totale ». En attendant que les « chasseurs de totalitarismes » s’en rendent compte, beaucoup d’écrivains se sont déjà mis à l’œuvre. Plusieurs romans sont sortis ces dernières années sur le sujet : entre autres, 99 Francs de F. Beigbeder, Profit de R. Morgan, Globalia de J.-C. Rufin, Logoland de M. Barry, Le capital de S. Osmont. Dans un compte rendu collectif de certains de ces livres, paru dans l’insoupçonnable Handelsblatt [la Feuille du Commerce], on lit par exemple : « Ces livres sont réunis par une vision terrifiante de la réalité. La politique a abdiqué. Le pouvoir des grandes multinationales, aussi impitoyable que totalitaire, a pris la place de l’État ».[23] C’est dans les grandes corporations que s’incarne aujourd’hui ce « pouvoir total du capital » dont parlaient Horkheimer et Adorno dans une page célèbre de la Dialectique les Lumières. La criminalisation, par l’accusation de totalitarisme, des positions de critique sociale et des rapports de propriété sert précisément à renforcer et perpétuer ce pouvoir.
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