Les mensonges du " LIVRE NOIR DU COMMUNISME "

"85 millions de morts" crie le bandeau publicitaire de la maison édition Robert Laffont. Pas assez, surenchérit le préfacier Stéphane Courtois. "Le total approche la barre des cent millions de morts", déclare-t-il, péremptoire, en page 14 de ce "Livre noir du communisme", gros de ses 846 pages. Homme éminent, ce Stéphane Courtois: ancien communiste devenu directeur de recherche au CNRS, auteur prolifique, spécialiste de l'histoire du communisme etc. etc. D'après son calcul savant, l'Asie seule compterait pour 71 millions des 100 millions de morts "de communisme". Et de ces 71 millions, la Chine y serait pour 65.

LA CHINE DE TOUS LES MAUX.
Près d'une centaine de pages du "
Livre noir" est consacrée à la Chine, rédigée par Jean-Louis Margolin, enseignant à la fac d'Aix-en-provence, chercheur, et ancien militant de Lutte Ouvrière -- autrement dit tout sauf historien de la Chine. Ses sources sont en effet tous secondaires, c'est à dire, il a simplement pompé dans les livres publiés par d'autres. Pas très grave ça ? Admettons-le ! Mais il y a comme un petit problème, tout de même. Margolin a aligné un total d'environ 130 références en bas de pages pour signaler les sources de ses affirmations. Sur ces 130, est cité 40 fois Jean-Marie Domenach, spécialiste en anti-chinoiserie à Sciences-po de Paris, et 30 fois Jean Pasqualini, vétéran "prisonnier de Mao" (c'est le titre d'un livre qu'il a écrit il y a quelques années) et anti-communiste indécrottable, désormais décédé.

Qu'un historien puisse refaire l'histoire de l'immense Chine en prenant appui sur une base de données aussi partiale (et pauvre, diront ses collègues universitaires) peut étonner. L'autre principal source de ses informations est le journaliste anglais Jasper Becker, correspondent à Pékin jadis du quotidien londonien "Guardian" et aujourd'hui du quotidien hongkongois "
South China Morning Post". Margolin cueillit l'essentiel de ses renseignements concernant le Grand Bond chinois dans le livre de Becker: "Hungry Ghosts: China's Secret Famine", publié en 1996 en anglais puis traduit récemment en français(1) .

Jean-Louis Margolin commence son laïus sur la Chine par ceci (voire page 503): "
malgré l'absence de toute comptabilité un tant soit peu fiable, les estimations sérieuses amènent à évoquer six à dix millions de victimes directes, y compris des centaines de milliers de Tibétains". Il y a pire! 20 millions "peut être" ( c'est de lui ce "peut-être") périrent dans le système pénitentiaires, dit il. "Plus encore si l'on compte des 20 à 43 millions" de morts de la famine des années 1959-61, suite au "Grand Bond en Avant". Admirons la crédibilité de ces chiffres macabres: 6 à 10 millions par ci, 20 millions peut-être bien par là, et encore 20 millions tués par la famine ou est-ce le double? Lesquels de ces chiffres faut-il donc prendre pour argent comptant? Peut-on, à partir de ces chiffres, "peu fiables" selon l'"historien" lui-même, totaliser 65 millions de morts du communisme chinois ? C'est pourtant ce qu'il fait.

Lorsqu'on se prétend historien, on cherche à être aussi honnête et précis que possible. Il est vrai qu'il y a des spécialistes de la Chine qui pensent qu'entre 20 et 30 millions de Chinois sont morts de la famine qui a frappé le pays entre 1959 et 61. Vrai ou faux? A voir! Le journaliste Jasper Becker lui-même dit dans un interview à l'hebdomadaire
L'Express (2), que plusieurs publications chinoises ont fait état de 40 millions de mort. Fort bien, mais comment ces journaux néo-révisionnistes peuvent-ils être aussi surs ? D'autres spécialistes existent aussi, qui croient que ces chiffres sont largement enflés. Estimer le nombre de morts d'une famine n'est déjà pas tâche facile d'ordinaire. Dans des pays ou les moyens de recensement sont aussi pauvres que le pays lui-même, l'exercice devient quasiment impossible. L'outil statistique chinois était pratiquement non-existent dans les années 60. Il s'est certes amélioré dans la dernière décennie mais, comme dans pas mal d'autres pays, demeure encore très insuffisant.

Les discussions sur le nombre de morts de famine lors du Grand Bond ont commencé en fait il y a une trentaine d'années par des extrapolations à partir des chiffres de population en Chine même. Ensuite il y a une dizaine d'années, le démographe américain Ansley Coale du Center for Population Studies à l'université de Princeton aux Etats-unis réexamina les statistiques chinois pour en déduire un déficit démographique d'une dizaine de millions de gens au début des années 60. Conclusion: une dizaine de millions de morts.

Historiens et démographes chinois vont peut-être publier leurs propres analyses un de ces jours. Mais soyons vigilants, parce que gonfler ces chiffres peut faire partie des tentatives de nuire à l'image de Mao Zedong. Et les dirigeants actuels de la Chine ont tout intérêt à dénigrer Mao, encore vénéré par beaucoup de chinois, alors qu'eux travaillent à l'arrache-pied pour répandre le capitalisme. Il n'est pas indifférent que la source principale des "travaux" de notre sinologue auto-proclamé Jean-Louis Margolin, à savoir le journaliste Jasper Becker travaille toujours pour le quotidien de Hong Kong, "
South China Morning Post", journal anglophone de l'élite de hongkongoise. Ce journal est la propriété du milliardaire sino-malaisien Robert Kuok, grand ami du régime capitaliste de Deng Xiaoping- Jiang Zhémin-Zhu Rongji. Le livre de Becker doit sûrement jouir du soutien des grands manitous de Pékin, sinon son poste de correspondant dans la capitale chinoise aurait sauté depuis longtemps. Ce n'est pas un hasard s''il pense que "le vrai Grand Bond est là, sous nos yeux....La Chine s'enrichit enfin!"(3) Quelle Chine s'enrichit ? Une poignée de bourgeois rouges, sans doute. Car nombreux sont les études à constater un accroissement net et clair des inégalités. Les pauvres deviennent plus pauvres, et les riches plus riches.

Le Grand Bond, la famine, les morts sont-ils à mettre au compte de Mao et ses supporters radicaux ? Becker et, en le copiant, notre Margolin disent que oui. Voilà qui arrange les dirigeants chinois actuels dont les ardeurs capitalistes demeurent gênées par la popularité persistante de Mao au sein des travailleurs chinois. Si le Grand Bond a entraîné la famine, il n'empêche que ce mouvement avait débuté avec des objectifs valables: accélérer le développement économique de la Chine. Même les critiques les plus fervents de Mao, y compris Jasper Becker lui-même, le pensent.

Becker comme d'autres spécialistes rappellent également que tout au long de l'histoire, la famine frappe la Chine beaucoup plus souvent que d'autres grands pays comme l'Inde, Brésil, ou Indonésie. Il est notoire que l'écosystème chinois est bien moins souriant pour l'être humain que dans les autres pays. De ce fait, le moindre "dysfonctionnement" peut emmener au désastre. Et si le volontarisme de Mao et ses supporters radicaux au sein du Parti communiste chinois a aidé à gagner la guerre contre l'occupant japonais et installer le pouvoir révolutionnaire, ce même volontarisme teinté parfois d'un gauchisme aveugle a fort bien pu mener à la catastrophe.

Mais lisons un peu l'histoire. Comme l'écrit le grand historien britannique Eric Hobsbawm(4) presque toute réforme agraire, progressiste ou pas, entraîne d'abord le désastre. Il cite de nombreux cas en Europe et quelques uns en Asie. Une ou deux années de bouleversements politiques et économiques entraînent discontinuité et dysfonctionnement, facteur de rupture d'approvisionnement de biens, alimentaires et autres. Pourquoi la Chine serait-elle une exception ? Cela dit, les "
20 à 43 millions" de morts du Grand Bond, si c'était vrai, aurait du laisser des traces dans les villages et les villes, notamment dans le centre et au sud de la Chine. Par exemple tout le monde en Indonésie d'un certain âge se souvient du million de morts, et peut être plus, commis par le général Suharto lorsqu'il prit le pouvoir en 1966, sous l'éloges de la presse américaine. Ce type de traumatisme aurait dû apparaître dans les contes, les romans, les films. Le cinéaste chinois à la mode Zhang Yimo a consacré au moins un film à cette période mais n'en souffle mot. Pourquoi pas ? Zhang, après tout, est très proche du régime chinois actuel, et faire état des souffrances du Grand Bond auraient plutôt arrangé les dirigeants d'aujourd'hui.

AILLEURS EN ASIE.
Passons de la Chine à d'autres pays d'Asie à direction communiste, au moins au moment des bouleversements et des guerres de libération. Voici les chiffres des "
morts du communisme" de nos savants auteurs du "Livre noir": Corée du nord - 2 millions! Vietnam - 1 million! Cambodge -2 millions! Afghanistan: 1,5 millions. L'Afghanistan était communiste aussi ? Pourtant, ses dirigeants pro-soviétiques de l'époque ne l'ont jamais affirmé. Diminuer la rente foncière, lutter contre une domination religieuse très rétrograde, développer la scolarité notamment chez les filles, interdire les mariages avant 16 ans etc.etc --voilà le programme, progressiste mais pas encore communiste que proposait les chefs afghans de l'époque. "Le nombre de morts est très difficile à établir, écrit l'auteur de la partie consacrée à l'Afghanistan, "la guerre aurait fait, selon les témoignages, entre un million et demi et deux millions de victimes". Chiffres douteux, mais il s'agit bien ici de victimes, pour la plupart, morts sous les feux des forces soviétiques venues en aide au régime de Babrak Karmal et Najibullah.

Mais lorsque les bombardements américains tuent des nombres gigantesques en Corée (2 millions), au Vietnam (3 millions) et au Cambodge (environ 1,5 millions), nos savants n'en pipent mot ou presque. C'est encore le prolifique et sans doute génial Jean-Louis Margolin qui a rédigé les textes sur le Cambodge, le Vietnam et le Laos. Et les Khmers rouges évidemment en prennent pour leurs grades. En page 644 du "
Livre noir", Margolin cite les travaux, financés par le Sénat américain, du professeur Ben Kiernan de l'Université américaine Yale (pépinière connue d'agents secrets américains). Selon Kiernan, les Khmers rouges sont "directement ou indirectement" (magnifique précision, n'est-ce pas?) responsables de 1,5 millions de mort, entre 1975 et 1979, lorqu'ils ont dirigé le Cambodge. Un peu plus loin, Margolin cite une étude de la CIA laquelle estime un "déficit démographique total" de 3.8 millions de Cambodgiens entre 1970 et 1979. Donc entre 1970 et 1975, époque de la guerre meurtrière que livrèrent les Etats -unis aux Cambodgiens; il y a bien eu 2 millions et quelques ! Doit-on croire nos yeux ? La CIA qui admet que leurs exploits assassins ont fait périr 2 millions ?? Jean-Louis Margolin se tait !

Lui, comme les autres auteurs de ce "
Livre noir", évacuent avec mépris les millions de morts dus aux agressions américaines ! Même au Vietnam martyre, ou 3 millions périrent des prouesses militaires des forces d'invasion US, sans compter près d'une dizaine millions de blessés, mutilés, déformés (la dioxine, agent orange, vous vous souvenez ? ). Remontons à la Corée: on sait qu'il y a eu deux millions de morts sous un bombardement américain sauvage entre 1950 et 52. Nombreux sont les universitaires sud-coréens qui l'affirment. La puissance du feu américain avait presque aplati toute la Corée au nord de Séoul. Mais un certain Pierre Rigoulot, encore un écrivant mais nullement connaisseur de la Corée, parle de "la guerre..que déclencha le Nord le 25 juin 1950". Question: comment la Corée du nord pourrait-elle déclencher une guerre contre celle du sud, alors que le pays était unis depuis des lustres ? Qui a imposé la division et a cherché à la maintenir, quitte à faire subir des horreurs aux Coréens ? La réponse: les Etats-unis !! Nos spécialistes du "Livre noir" ne le savaient pas ? Ou est-ce mieux pour leurs carrières, par les temps qui courent, de feindre l'ignorance. Ignorer et faire ignorer la réalité de ce monde. Qui y a intérêt ? Les puissants de ce monde et leurs propagandistes. Le "Livre noir" est leur oeuvre !!

GILBERT
** Note du rédacteur de cet article pour EP: Je suis économiste et chercheur moi-même. De ce fait, j'ai accès à pas mal de spécialistes ainsi qu'à des banques de données.

(1) Jasper BECKER, "Hungry Ghosts: China's Secret Famine", Ed. John Murray, Londres, 1996. En francais: "La Grande Famine de Mao", Ed. Dagorno, 1998.
(2) L'Express 24 septembre 98, interview p. 26.
(3) L'Express, interveiw, op.cit.
(4) Eric Hobsbawm, "The Age of Revolution: 1789-1848", Weidenfeld & Nicholson, London, 1962.

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