FRONT ROUGE n°157 -22 mai 1975- hebdomadaire
organe central du
Parti Communiste Révolutionnaire (m.l.)
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AU SUD VIETNAM LIBERE

 

 

Interview de
ROGER PIC

    Roger Pic, reporter, cinéaste, a réalisé de nombreux films et reportages sur la lutte des peuples d'Indochine. Certains de ses reportages sont passés sur différentes chaînes de télévision dont la télévision française où il a animé l'émission " les grands reporters ". Les reportages qu'il a effectués à plusieurs reprises en coopération avec le Front National de Libération dans les zones libérées du Sud-Vietnam, durant la guerre d'agression américaine, ont fourni un important témoignage pour combattre les mensonges des organes d'informations impérialistes. Il était au Sud-Vietnam à la veille de la libération de Saigon, et il témoigne sur cette situation dans l'interview accordée à notre journal.

    Roger Pic : j'étais au Vietnam du 18 au 27 avril. Je suis rentré la veille de la libération de Saigon. J'étais dans la province de Da-Nang. Il y avait beaucoup d'autres journalistes (dont tout un groupe de journalistes américains de l'Associated Press et de la chaîne CBS). Contrairement à toutes les calomnies, les forces révolutionnaires avaient le souci de montrer au monde occidental ce qui se passe réellement au Sud-Vietnam.

    FR : Quand tu es arrivé à Da-Nang, qu'est-ce qui frappait le plus l'observateur ?

    R. PIC : La plupart des journalistes qui venaient d'Europe s'attendaient à trouver une situation confuse, ils avaient encore en tète ce que la presse occidentale annonçait : " bains de sang à Da-Nang, règlements de comptes, massacres, le sang coule à flot dans les ruisseaux à Da-Nang et Hué... ". Or ces informations prenaient leur source dans des " témoignages non contrôlés, recueillis à Hong Kong ". Dans la presse occidentale, cette origine douteuse n'était pas mentionnée et l'on titrait sans réserve : " Bains de sang... etc. ".
    En fait tous les journalistes ont pu vérifier par tous les témoignages qu'il s'agissait d'une propagande mensongère et que la ville était calme.

LA CHUTE DE DA-NANG

    FR : Que s'est-il passé quand les forces révolutionnaires sont entrées dans la ville de Da-Nang ?

    R. PIC : Quels que soient les gens interrogés, qui partaient en toute liberté (y compris les ressortissants français), tout le monde nous a dit : " Heureusement que les forces révolutionnaires sont arrivées pour rétablir l'ordre ". Car s'il y a eu des victimes, c'est parmi les fuyards. L'énorme propagande anti-révolutionnaire a provoqué une grande panique et la fuite d'un certain nombre de gens. C'est là que certains se sont entretués pour s'embarquer dans les dernières péniches. C'est là qu'il y a eu des scènes de pillage incroyables.

    FR : Tu as rencontré des gens blessés dans ces conditions ?

    R. PIC : Oui, dans le grand hôpital de Da-Nang, j'ai vu des gens blessés dans ces espèces de fusillades au moment de la panique. Certains pour s'enfuir, ont traversé des terrains militaires où il y avait des champs de mine qui ont explosé. Mais tous étaient d'accord pour dire qu'ensuite tout était normal et qu'avec le GRP le calme était revenu. J'ai vu également à l'hôpital d'anciens soldats de l'armée de Thieu. Le GRP ne les considérait pas du tout comme des prisonniers. Ils sont rendus à la vie civile dés que leur santé le permet ; au même titre que plus de 100.000 soldats qui avaient abandonné leurs armes et uniformes avant l'arrivée du GRP. Celui-ci leur a tout simplement demandé de se faire connaître. J'ai rencontré un ancien soldat de Saïgon qui, ayant abandonné son uniforme, avait rejoint sa famille, à 25 km de Da-Nang, pour se remettre au travail dans les champs. Là, en labourant, il a fait sauter une mine qui lui a arraché les deux mains et l'a rendu aveugle. Il est soigné à l'hôpital de Da-Nang avec les autres anciens soldats.

  FR : Comment peux-tu expliquer cette panique qui a pu toucher provisoirement une partie de la population ?

   R. PIC : Il faut considérer qu'à Da-Nang, pendant des années, les Américains et Saigon ont cultivé le mythe de la " terreur communiste et révolutionnaire " et que la population était dans son ensemble influencée par cette propagande et tout d'un coup, certains ont pu s'imaginer que les forces révolutionnaires allaient arriver avec un comportement d'arrogance et de supériorité et se livrer à des règlements de comptes.
    Il ne faut pas oublier que la répression US-Thieu était extrêmement violente, surtout dans les villes comme Da-Nang. Toute une partie de la population était difficilement touchée directement par les informations des réseaux de résistance. Il faut rappeler que l'application du plan Phénix, qui a été monstrueux, a opéré la liquidation physique de dizaine de milliers de militants.

DA-NANG LIBEREE

    FR : Avec l'entrée du GRP à Da-Nang, le calme est revenu ; quelle était l'atmosphère dans la ville ?

    R. PIC : Le plus frappant, c'est la façon dont la population accueillait les forces révolutionnaires et la volonté de celles-ci de se faire mieux connaître. Tout d'un coup on trouve quoi ? On trouve des frères cherchant le contact, et ce contact s'établissait d'une manière fantastique. Il y avait une volonté commune d'établir un contact, une communication qui me semble irrésistible et qui se manifeste maintenant à travers tout le Sud-Vietnam.

    Il se faisait des réunions spontanées, dans la rue. Auprès des petits commerçants installés sur le trottoir, l'animation maintenant se crée autour des forces révolutionnaires.

    Il y a un immense soulagement dans l'ensemble de la population, parce que la guerre est terminée. Avant tout il y a une immense volonté de réconciliation, de se retrouver. Au Sud-Vietnam, chaque famille est touchée par ce déchirement qui dure depuis tant d'années. Beaucoup m'ont dit : " J'ai retrouvé mon frère, j'ai retrouvé ma mère ".

    FR : Que devient la troisième force ?

    R. PIC : La troisième force était en partie exilée, en France notamment, à cause du comportement de Thieu contre elle. Au Sud-Vietnam elle était complètement muselée quand elle n'était pas enfermée dans les prisons. Elle avait peu de pouvoir d'expression. Or les exilés vont rentrer, les prisonniers sont libérés.
    Les libertés démocratiques sont rétablies.

    J'ai vu des gens qui m'ont dit : " Moi, je n'ai jamais milité avec le mouvement révolutionnaire, mais je n'ai pas pour autant approuvé le régime de Saigon ". Ces gens là, aujourd'hui n'ont plus peur.

    Il faut rappeler que le régime de Thieu réprimait férocement tous ceux qui s'y opposaient. Il faisait régner la terreur. Aujourd'hui, les discussions s'engagent en toute liberté ; il se construit un Vietnam vraiment démocratique.

LA NOUVELLE VIE DANS LES CAMPAGNES

    FR : En dehors de Da-Nang as-tu visité la campagne ?

    R. PIC : Oui, j'ai circulé très librement dans la province de Da-Nang. La situation me paraissait plus simple qu'à Da-Nang, car la présence militaire de Thieu y était insignifiante. Mais dans les campagnes, comme dans les villes prédominait la satisfaction que la guerre soit terminée et que l'on puisse parler très ouvertement de la réconciliation.

    FR : As-tu assisté à des meetings dans les villages ?

    R. PIC : J'ai assisté à un grand meeting à Da-Nang. il y en a dans les campagnes aussi. Dès 4 heures du matin, j'ai vu des gens se rendre au stade où le meeting devait commencer à 7 h.
    On attendait environ 40.000 personnes dans ce stade qui n'est pas très grand. Il est venu environ 100.000 personnes.
    Le président Nguyen Huu Tho y a pris la parole. Les gens sont restés debout toute la matinée, il faisait 50° à l'ombre.

    C'était vraiment quelque chose d'improvisé, ce n'était pas formidablement préparé et orchestré. Les mots d'ordre jaillissaient un peu dans tous les sens. Ça avait un peu l'allure d'une kermesse, d'une fête. Mais ce qui se dégageait nettement de tout ça, c'est un énorme enthousiasme, une profonde réaction du peuple manifestant sa libération.

    Il se dégageait un enthousiasme vraiment spontané. On agitait des petits drapeaux, des portraits d'Ho Chi Minh : il a un prestige immense. C'est le grand symbole de la réconciliation et de l'indépendance. C'est tout de même un événement fantastique. C'est la première fois qu'ils sont indépendants, qu'ils ont retrouvé une véritable nationalité vietnamienne.

    FR : Les journaux occidentaux ont dit que le GRP avait été surpris par la victoire si rapide. Qu'en pensent les responsables ?

    R. PIC : Ils ont toujours été sûrs de la victoire finale, pour certains observateurs cela paraissait de l'utopie. Après tant d'années les forces révolutionnaires ont maintenu la même ligne, le même objectif.
    Et puis l'histoire leur a donné raison sur toute la ligne. Mais effectivement sur la fin, l'effondrement des forces de Saigon s'est accéléré. Quand Thieu a ordonné l'évacuation des hauts plateaux, il a créé un climat de panique chez ses propres troupes. Il y a eu de durs combats, de très durs accrochages, mais en beaucoup d'endroits, le GRP a avancé dans un vide laissé par les troupes de Saïgon qui s'enfuyaient à une vitesse ahurissante. A Hué et Da-Nang, les forces révolutionnaires sont entrées sans livrer combat. Le GRP, évidemment, n'était pas pris au dépourvu mais il a fallu très rapidement organiser l'administration d'une ville comme Da-Nang par exemple.

L'ORGANISATION DE LA VIE DANS DA-NANG LIBEREE

    FR : La ville était-elle normalement approvisionnée lorsque tu es arrivé ?

    R. PIC : Contrairement à ce qu'on pouvait penser, il y avait beaucoup de marchandises à Da-Nang ; tout fonctionne normalement. Beaucoup de marchands écoulent leurs stocks petit à petit. Le GRP laisse faire ; il cherche avant tout à assainir au niveau des grands trafiquants, qui ont fait du pillage systématique et organisé. Au niveau du ravitaillement, le riz se vendait à un prix stable, on parlait même d'en faire baisser le prix. Des campagnes, commençaient à arriver des camions de légumes frais, de choux qui se vendaient directement sur le petit marché.

    FR : Quels sont les problèmes de l'administration d'ensemble de la ville ?

    R. PIC : Avant le débarquement américain, Da-Nang était une ville de 50.000 habitants. A cause de la présence américaine, puis de l'énorme contingent de Thieu, la ville a pris une ampleur anormale. Autour des fameuses bases de Da-Nang il s'est créé tout un trafic, un commerce de consommation, de plaisir, de jeux... ça a fait venir des gens de l'extérieur. En plus, les opérations de ratissage, de défoliation, la politique de terre brûlée a forcé les populations des campagnes à s'agglomérer dans les villes. Da-Nang aujourd'hui compte plus d'un million d'habitants.
    Or il n'y a pas d'emploi, pas d'industrie pour faire vivre toute cette population, alors qu'a disparu tout le trafic et le commerce liés à la présence des troupes de Thieu.

    FR : Y avait-il des milices constituées ?

    R. PIC : Oui, bien sûr. 3 semaines après la libération de Da-Nang, les forces révolutionnaires doivent être prudentes, 150.000 soldats passés du jour au lendemain en position de civils pouvaient cacher certains éléments tentés par des actions de sabotages, des actions suicides. Ce qui est visible, c'est la création de milices ouvrières d'usine et populaires dans les quartiers.
    Il y a un ordre général. Il n'y a ni pillage, ni trafic. Le ravitaillement est normal. Mais ça ne peut pas durer longtemps ainsi, c'est à dire importer du riz pour une population qui ne produit rien. Il faut rétablir une situation plus normale. Les gens qui sont en ville depuis moins de 10 ans sont invités à regagner leur village d'origine. On fournit l'aide nécessaire, les camions par exemple, il y a bien entendu certaines exceptions pour ceux qui sont en ville depuis moins longtemps, mais qui ont une fonction précise, utile, comme des enseignants par exemple qui font normalement leur travail.

    FR : Tu as discuté avec des gens qui partaient se rétablir à la campagne ?

    R. PIC : Oui, ils étaient dans une situation anormale à Da-Nang. Beaucoup vivaient dans des bidonvilles ou des camps. Ils étaient très contents de retourner dans leur village. Que vont-ils retrouver ? Peut-être des rizières à remettre complètement en état. Peut-être une zone complètement dévastée par la défoliation les obligeant à s'installer plus loin. Peut-être entreprendre les travaux d'irrigation. Peut-être que leur maison n'existe plus. Mais après ces 30 ans de guerre, on a envie de reconstruire le pays. Retourner à la campagne, se remettre au travail, je crois que ça ne fait peur à personne.


Les forces armées de Libération victorieuses à Da Nang

    FR : Quand le GRP a pris le contrôle de Da-Nang, ceux qui avaient fait un travail clandestin ont eu des responsabilités à ce moment là ?

    R. PIC : Bien entendu. Mais la remise en marche de la ville ne s'appuie pas uniquement sur les résistants. J'ai assisté à la remise en route de l'usine de textile, avec 600 ouvriers. L'ancien directeur s'est enfui. On a nommé comme nouveau directeur un ancien cadre technique qui n'était pas un révolutionnaire mais qui aspire aujourd'hui à connaître la révolution vietnamienne et à jouer maintenant un rôle moteur. L'usine est aujourd'hui sous le double contrôle ; celui d'un comité des ouvriers et celui des autorités du GRP. Le nouveau directeur a un rôle technique.
    De même les écoles, après leur nettoyage, le recensement des élèves et des professeurs, ont toutes rouvert leurs portes.

    FR ; Comment la population était-elle informée de ce qui se passait ?

    R. PIC : La radio fonctionnait normalement. Ils étaient très bien informés. Il y avait aussi, tous les jours, dans les rues, des voitures-radio, des distributions de tracts annonçant par exemple la venue de Nguyen Huu Tho, la réouverture des écoles, des usines.

    FR : A Da-Nang est-ce que les cinémas fonctionnaient ?

    R. PIC : Oui, bien sûr. Les premières mesures prises ont fait fermer les boîtes de nuit et interdire la prostitution. Mais pour les cinémas on a simplement retiré de la circulation les films américains.
    On projetait notamment les films du studio " Libération ".
    Et puis, quand les forces révolutionnaires sont entrées dans la ville, il y a des gens, intoxiqués par la propagande de Thieu, qui, voulaient s'habiller comme les FAPL ; il a été indiqué à la population, aux jeunes filles de porter des vêtements de couleurs, de couleurs gaies.

    FR : Aujourd'hui le Vietnam du Nord est avancé dans l'édification du socialisme ; le Sud a été provisoirement coupé par l'impérialisme. Nguyen Huu Tho, que tu as rencontré, explique que la réunification se fera lentement, pas à pas ?

    R. PIC : Oui. Je lui ai demandé si, avec les victoires des forces populaires, la réunification était toute faite. Certes le 17° parallèle ne coupe plus le Vietnam en 2. Mais il a nettement expliqué qu'au Sud il fallait panser les plaies, rétablir une vie normale au Sud. Un pays qui a été déchiré, une partie de la population qui a subi une propagande réactionnaire fantastique demande quelque temps pour résorber ses plaies et réaliser une unité totale et profonde. 

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