Le prolétariat une
fois de plus enterré ou comment exorciser la
Révolution
- A propos de l'essai d'André
Gorz : Adieux au prolétariat
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"Etant donné
que le prolétariat n'est pas
révolutionnaire, voyons s'il est encore possible
qu'il le devienne et pourquoi on a pu croire longtemps
qu'il l'était déjà".
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Comme on le voit, en
1980, la classe ouvrière continue à faire
couler de l'encre. En l'occurrence, ici, celle
d'André Gorz, dernier requis parmi les
Intellectuels "de gauche" pour exécuter la
sentence et détruire enfin le vieux mythe d'une
classe ouvrière porteuse de l'avenir.
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Dernier en date, mais
sûrement pas le dernier. Quant aux
aînés dans la carrière, ils sont
légion. L'histoire du capitalisme est pleine de
ces noms vite oubliés qui se sont fait une gloire
éphémère à exorciser la
révolution en tirant un parti plus ou moins habile
des "vérités nouvelles" que la
conjoncture semblait les autoriser à
énoncer.
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Il n'est que de
revenir aux années 60. Cette période qui
était celle d'une croissance
accélérée du capitalisme nous
apporta une floraison d'analyse qui décrivaient la
classe ouvrière comme "engluée dans la
société industrielle avancée".
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- "Classe ouvrière embourgeoisée" tel
était le verdict d'un jugement dont le plus
célèbre procureur fut Herbert Marcuse.
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- Réfutation en trompe-l'œil
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Survint, en France,
mai 1968. Sale coup pour nos théoriciens.
L'entrée en scène massive de la classe
ouvrière venait de ruiner toutes les
spéculations sur son apathie. La vigueur et
l'ampleur de l'affrontement rendaient impraticable
l'escamotage de la lutte de classe.
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Croyez-vous que nos
critiques du prolétariat désarmèrent
pour autant ? Pas du tout. Ce furent derechef les
étudiants, ingénieurs et techniciens qui
furent promus au rang d'avant-garde du mouvement
révolutionnaire.
- On parla d'eux comme de la "nouvelle classe
ouvrière".
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- Mais, - nouvel avatar de la théorie - il
s'avéra assez vite que l'engagement
anticapitaliste de ces couches restait (on peut le
déplorer) limité et en tout cas bien trop
timide pour légitimer les qualités
d'avant-garde qui leur avaient été
attribuées. A l'inverse, c'est une
combativité importante des ouvriers - OS et
immigrés - qui se manifesta pendant la
première moitié des années 70.
Ouvriers, ils étaient et sans conteste,
engagés dans la lutte anticapitaliste. Qu'à
cela ne tienne, il se trouva des gens pour analyser
finement toutes les particularités de ces luttes
et y trouver des confirmations à leurs
thèses. D'après eux, ces luttes portaient
témoignage du fait que tout le reste de la classe
ouvrière (ceux qui répondaient à
d'autres caractéristiques que celles
d'immigré, ou d'OS sur chaîne)
n'était pas révolutionnaire.
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On s'épuiserait
à suivre tous les méandres d'une
pensée dont la seule constante tient dans le but :
nier l'existence de la classe ouvrière comme
classe révolutionnaire, seule capable de diriger
la lutte pour le socialisme.
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II serait simple de
rappeler pour mettre un terme à ces bavardages,
que depuis 150 ans qu'elle existe dans notre pays, la
classe ouvrière n'a au total, jamais cessé
de lutter contre ses exploiteurs ; en écrivant
plusieurs fois l'histoire avec son sang. Mais, comme
chacun sait, la preuve de l'oeuf c'est qu'on le mange.
Pour ce qui concerne la classe ouvrière, ni en
France, ni en Allemagne, ni en Angleterre, bref dans
aucun des pays qui furent les berceaux du socialisme
scientifique, elle n'a fait la révolution.
- Alors, on est bien obligé de concéder
à M. Gorz et aux autres qu'il reste la place pour
un débat.
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On est d'autant plus
contraint de le faire du fait de la
dégénérescence du PCF. Celui-ci qui
continue d'influencer notamment à travers la CGT,
voire d'organiser, de nombreux militants ouvriers
conscients, imprime à l'activité de la
classe ouvrière une somme de symptômes
"non-révolutionnaires" qui alimentent les
constructions théoriques de ces messieurs.
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En effet, la classe
ouvrière apparaît-elle aujourd'hui sur la
scène politique comme une force disposant d'un
projet de transformation radicale de la
société ? Non. Et cette situation est
d'autant plus criante que la société
capitaliste est en crise.
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La crise et les
différenciations supplémentaires qu'elle
introduit dans la classe ouvrière, voilà
précisément la réalité
nouvelle qui se trouve à la base des thèses
formulées par Gorz dans son essai intitulé
"Adieux au prolétariat". Soulignons au
passage que ces thèses - et c'est en cela qu'elles
nous intéressent - sont partagées, aux
variantes près, par toute une série de
publicistes et d'idéologues situés au point
d'intersection entre la direction
confédérale de la CFDT et
l'état-major rocardien. Ils ont pour noms :
Touraine, Julliard, Rosanvallon, etc.
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- Revenons à Gorz. Comme vous l'aurez compris,
pour cet intellectuel humaniste, il n'est pas douteux que
la classe ouvrière a perdu - si tant est qu'elle
ait jamais eu - tout caractère
révolutionnaire. Pourquoi ? Et au profit de qui ?
-
- Pour dire les choses rapidement, disons que Gorz
assoit le premier point de sa démonstration sur
une réfutation en trompe l'œil des analyses de
Marx concernant le rôle historique de la classe
ouvrière. Comment procède-t-il ? Selon lui.
Marx aurait raisonné en fonction d'un état
temporaire (ou : l'analyse de Marx valait pour...) et
bien particulier du prolétariat ; lorsque celui-ci
était essentiellement composé d'ouvriers
qualifiés maîtrisant - par leur
savoir-faire, leur métier - le processus de
production des richesses. De cette maîtrise
(individuelle) de ses membres, le prolétariat
aurait tiré la capacité (collective)
à maîtriser, et donc à diriger,
l'ensemble de la production sociale. Face à une
telle classe ouvrière, les capitalistes
apparaissaient d'emblée pour ce qu'ils sont,
à savoir des parasites superflus.
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- Minorité privilégiée et
"néo-prolétariat" sans statut
-
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La classe
ouvrière n'est plus ce qu'elle était. Dans
sa masse elle est composée d'ouvriers qui sont
devenus de simples auxiliaires des machines.
Accomplissant des tâches tellement
déqualifiées et parcellaires, ils ont perdu
toute compréhension du processus de production. La
classe ouvrière entièrement dominée
par les impératifs de fonctionnement de l'appareil
de production a du même coup perdu tout pouvoir de
contestation du capitalisme.
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- Sur ce point, on peut faire rapidement deux
remarques :
- 1) La prétendue réfutation de Marx
n'est au mieux qu'un constat de faillite des
thèses anarcho-syndicalistes.
- 2) En effet, Marx n'a jamais fondé son
analyse du rôle historique de la classe
ouvrière sur le fait qu'elle serait
détentrice d'un "savoir-faire" indispensable
à la production sociale, mais sa place dans la
production.
-
Mais, passons aux
deuxième point de la thèse exposée
dans ces "Adieux au prolétariat".
C'est-à-dire, puisque le prolétariat est
disqualifié comme force révolutionnaire,
"de qui peut venir la possibilité d'un
dépassement du capitalisme" ?
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II faut noter ici que
Gorz se pose la question d'en finir avec le capitalisme
(encore que, le plus souvent, lui et ses acolytes
préfèrent parler en termes tout a fait
ambigus de "société industrielle").
Formellement, il n'est pas un apôtre de
l'extinction de la lutte des classes ou, comme dirait
Touraine, un "libéral-libertaire". Il
prétend simplement que la lutte de classe a pris
des formes nouvelles et que son protagoniste actif en est
aujourd'hui un "néo-prolétariat" qu'il
appelle encore la "non-classe".
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Pour en savoir plus
sur cette "non-classe", nous aurons la prudence de
citer l'auteur lui-même.
- Composée des "chômeurs actuels et
virtuels, permanents et temporaires, totaux et
partiels", "cette non-classe, à la
différence de la classe ouvrière, est
produite non pas par le capitalisme... (mais) ...par la
crise du capitalisme". Elle est distincte, voire
opposée, "à la classe des ouvriers
stables syndiqués, protégés par un
contrat de travail et une convention collective".
-
-
D'ailleurs, "cette
classe ouvrière traditionnelle n'est plus qu'une
minorité privilégiée". Tandis
que, "la majorité de la population appartient
à ce néo-prolétariat post industriel
des sans-statut et des sans-classe qui occupent des
emplois précaires d'auxiliaire, de vacataire,
d'ouvrier d'occasion, d'intérimaire,
d'employés à temps partiel".
- Pour ces "néo-prolétaires",
"le travail cesse d'être une activité ou
même une occupation principale pour devenir un
temps mort en marge de la vie, où l'on se
"désoccupe" à gagner quelque argent"
-
-
Tels qu'ils sont
décrit par Gorz, ces
"néo-prolétaires" sont d'ores et
déjà libérés de
l'aliénation du travail et leur radicalité
révolutionnaire tiendrait au fait qu'ils sont
"ici et maintenant" entièrement
préoccupés par un épanouissement de
l'individu à conquérir contre la
"puissance universelle des appareils".
-
-
Nous n'aurons pas la
malveillance de suggérer un rapprochement entre
ces théories et les slogans publicitaires de
Manpower ou bien encore avec les ardeurs du CNPF à
célébrer la primauté de
l'individu... Nous ne suggérons pas, mais enfin
tout de même !
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- Où veulent-ils en venir ?
-
-
A tant se
féliciter de la "décomposition", de
"l'éclatement", de la "dissolution",
de la classe ouvrière en une "nébuleuse
d'individus", M. Gorz se place à l'exact
opposé des préoccupations des travailleurs
qui cherchent "comment s'unir pour faire face aux
attaques conjointes et coordonnées du patronat et
du pouvoir ?". Voilà pour la portée
immédiate des spéculations
théoriques sur la "non-classe". Sa
portée stratégique s'inscrit, elle, dans le
droit fil du réformisme, de
l'aménagement-acceptation du système. Bien
sûr, si Gorz entendait ça, il
rétorquerait avec une moue méprisante qu'il
s'agit là d'une affirmation toute faite
"émanant d'un esprit encombré par le
dogme et les vieux préjuges du mouvement
ouvrier".
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-
Soit, mais puisque
nous lui avons laissé l'usage de son droit de
réponse, nous pouvons poursuivre.
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1) Ce qui fonde l'existence du
prolétariat c'est sa place dans la production.
Producteur collectif des richesses, il en est
lui-même dépouillé.
-
2) Cette situation
d'exploité il ne peut l'abolir qu'en supprimant sa
cause première : à savoir la
propriété privée des moyens de
production.
-
3) Cette expropriation des
capitalistes ne peut s'accomplir qu'en ayant
détruit leur Etat qui est le garant (violent) de
la souveraineté du capital.
- Il est évident que s'il n'y a pas de
prolétariat existant dans l'antagonisme avec la
classe capitaliste, toutes ces transformations deviennent
sans objet. Dès lors, le seul changement possible
et raisonnable consiste en une démocratisation de
l'Etat existant.
- A faire en sorte que le poids dont il écrase
la "société civile" soit au maximum
allégé (c'est en gros ce que propose Rocard
avec ses coopératives, ses mutuelles, sa vie
associative et sa décentralisation).
-
-
Ayant posé ce
point, nous ne sommes pas quitte avec Gorz. Car, c'est
justement ici qu'il nous attend, goguenard. "Fort
bien, dit-il vous prenez le pouvoir, vous chassez les
capitalistes et ensuite vous rééditez
l'expérience soviétique. Joli programme
!"
-
Cette objection, on ne
peut l'esquiver avec des pirouettes à la Marchais.
Est-ce que le socialisme sauce Brejnev nous convient ?
Non. Savons-vous comment nous y prendre pour
éviter pareil naufrage de nos objectifs
d'émancipation ? Non, on ne peut pas actuellement
donner de garanties formelles à ce sujet.
- Force est de constater que le socialisme demeure un
champ d'expérience. Et d'ailleurs, quelles que
soient les expériences positives et
négatives accumulées dans ce domaine par
d'autres peuples, les problèmes en France (et en
Europe) se poseront à bien des égards dans
des termes différents (ce qui ne veut pas dire
avec plus de simplicité).
- Là encore, on doit bien reconnaître avec
Gorz qu'il y a matière à débat.
C'est si vrai que cette question fait partie des
préoccupations actuelles de la classe
ouvrière. Simplement, là où Gorz
peut se permettre de rêver sur la
société et le mode de vie qui lui
conviendrait le mieux, la classe ouvrière, elle
n'a pas d'autre choix que d'affronter l'avenir en
commençant par mettre à bas le
système capitaliste parce qu'elle est la classe
exploitée pour laquelle, la domination de la
bourgeoisie égale le maintien de l'esclavage.
Cette différence de position dans la
société entre Gorz et les ouvriers (quel
que soit leur statut) explique sans doute la
différence de point de vue.
Pierre MARCEAU
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