L'Humanité Rouge -hebdomadaire- organe central du PCML n°1211
du 26 juin au 2 juillet 1980
-page 15- rubrique " Parlons-en "
 

Le PCF et l'autogestion : A propos du livre du PCF ''Pour une stratégie autogestionnaire''

Tout le monde à gauche - ou presque - est pour l'autogestion ; le PCF, dernier conquis, n 'a-t-il pas adopté cet objectif lors de son dernier congrès ? Et beaucoup s'interrogent : s'agit-il d'un engouement passager et démagogique, ou bien d'une composante essentielle de la stratégie issue du XXIIIe Congrès ? Que penser de cette stratégie, fera-t-elle avancer la classe ouvrière et tous les travailleurs dans la France de 1980 ?

    Tout le monde à gauche - ou presque - est pour l'autogestion. Dans la vie quotidienne, autogestion, signifie pour les militants, mille choses : "la gestion par les travailleurs eux-mêmes", "la gestion démocratique", "se prendre en charge nous-mêmes", "la décentralisation contre Paris"... ou bien la démocratie tout simplement. Une exigence est souvent présente : on peut être "autogestionnaire" tout de suite, sans attendre des bouleversements politiques et sociaux, il y a une "pratique autogestionnaire" d'aujourd'hui qui prépare et préfigure l'autogestion de demain.

    Derrière les formulations multiples, qu'elles viennent des courants cédétistes. socialistes PS ou PSU, anarchistes, qu'elles viennent du PCF, sourd une aspiration profonde au changement social, à la prise en mains par les classes opprimées, exploitées, de leur propre destin. "L'autogestion" répond-elle correctement à cette aspiration ? C'est une tout autre affaire ! Mais l'aspiration existe.

    Toutes les forces politiques de gauche se sont employées à y répondre, à la canaliser ; toutes en ont tenu compte et sont aujourd'hui, à les entendre, toutes "autogestionnaires". Le PCF aussi. Cela ne va pas sans, confusion ni ambiguïté.

Faut-il douter de la sincérité autogestionnaire du PCF ?

    Quand le PCF a repris le mot d'ordre d'autogestion, à son compte, en automne 77, d'aucuns y ont vu un simple contre-feu politicard, une manœuvre électorale, rien de plus. N'était-ce pas là aussi une entreprise de charme vis à vis de la CFDT ?

    Le premier texte du PCF inscrivant l'autogestion dans ses colonnes n'est-il pas un document destiné aux organisations syndicales ( "La liberté guide nos pas" automne 77) ?

    Plus de deux ans après, il est difficile de limiter l'adoption de "l'autogestion" par le PCF à une opération de récupération. Le XXIIIe congrès l'a confirmé. Et depuis, livres, revues, articles du PCF se sont efforcés d'explorer et d'expliquer sa stratégie autogestionnaire. Un livre, à peine vieux d'un an "Pour une stratégie autogestionnaire", de F. Damette et J. Scheibling, respectivement membre et collaborateur du CC du PCF, en fait le tour. Ces deux auteurs ne nient pas les obstacles, les difficultés d'appréhension, les méprisent suscitées par cette démarche, y compris dans les rangs de leur Parti. Néanmoins, tout leur livre tend à prouver que l'adoption de l'autogestion constitue une avancée théorique et politique importante, déjà en germe depuis une dizaine d'années et ponctuée par la "disparition libératoire" de la notion de dictature du prolétariat, lors du XXIIe congrès.

    A lire Damette et Scheibling, cette stratégie autogestionnaire imprègne l'ensemble de la politique du PCF : l'avancée démocratique vers le socialisme, l'union à la base, l'organisation à l'entreprise (conseils d'ateliers), la vie municipale, la vie régionale, le socialisme "aux couleurs de la France". Pourquoi ne pas prendre au sérieux ces affirmations, qui marquent une avancée sensible dans la réflexion du PCF, dans sa théorie de la transformation sociale d'une société telle que la notre ?

    Avancée dans une impasse ou avancée sur une voie pleine d'avenir et de promesses ? C'est toute la question, que les remarques suivantes aborderont encore partiellement

"L'avancée démocratique" : une idée pas si neuve

    De la "démocratie avancée" du XXIIe congrès à "l'avancée démocratique" du XXIIIe, il n'y a pas qu'un simple jeu de mots. On a supprimé une étape intermédiaire entre aujourd'hui et le socialisme de demain ; désormais l'on avance pas à pas vers le socialisme par une extension progressive de la démocratie, par le passage de "seuils", la conquête de "positions". gagnées par les luttes dans tous les domaines de la vie sociale : conditions de travail, logement, santé, vie culturelle, par la prise en charge, la prise de responsabilités à tous les niveaux, associations de quartiers, communes, régions, entreprises : ainsi l'expliquent Damette et Scheibling :

    "Toute démarche vers un socialisme autogestionnaire suppose que soit affaibli le pouvoir d'Etat central par le transfert réel de pouvoir, de compétences et de moyens à la région et aux collectivités locales. Mais cela ne saurait suffire. Il va de soi qu'on ne peut pas parler de seuils uniquement au plan local ou régional ou au plan de l'entreprise. Des seuils doivent être aussi franchis pour ce qui concerne les politiques nationales. Il faut que la pression populaire soit à même de faire reculer les orientations du pouvoir en place. Il en va de même pour la sauvegarde de l'indépendance nationale. En revanche, ce qu 'on ne peut pas faire à l'avance, c'est programmer le passage des seuils puisque celui-ci dépend du mouvement populaire."

    La classe ouvrière et les masses populaires mènent des combats sur tous les terrains, il est vrai ; elles y conquièrent des amélioration de leur vie, y accumulent des forces, resserrent leurs rangs, élèvent leur conscience politique, transforment le rapport de forces avec la bourgeoisie. Dans ces combats, Il y a des flux et des reflux, des 1936 et des périodes de défensive. Peut-on, par la stratégie du "grignotage" de la base au sommet, affaiblir l'Etat capitaliste et l'utiliser tel quel au service de la classe ouvrière ? Peut-on conquérir des petits "points d'appui", qui. faisant tache d'huile, sur la base du mûrissement du mouvement populaire, permettront l'avènement du socialisme autogestionnaire ?

    Le XXIIIe congrès du PCF répond par l'affirmative, et la stratégie qu'il offre, sous couvert d'avancée théorique, de "réponses concrètes aux problèmes concrets qui nous sont posés dans la réalité nationale", renoue avec les bien vieilles et bien ancrées traditions réformistes du socialisme ; elle est cousine germaine des autres stratégies autogestionnaires actuelles qui "oublient" la nécessité historique du bouleversement révolutionnaire, de la rupture radicale avec le capitalisme, de la destruction de l'Etat maintenant la domination de la classe bourgeoise sur la classe ouvrière.

    Quel est en effet le "seuil" décisif qu'il faut passer au niveau de l'Etat, au niveau national ? C'est la participation des ministres communistes au gouvernement ! La montagne autogestionnaire, fière, jeune et novatrice accouche d'une souris vieillotte et édentée... Quant à nous, nous ne pouvons oublier l'expérience du mouvement ouvrier et communiste, celle positive d'Octobre 17, celle douloureuse du Chili ; là-bas en 1973 de nombreux seuils avaient été franchis, de multiples "positions" conquises par l'action des masses, que l'Etat chilien inchangé, maintenu intact avec son appareil en accointance avec les forces impérialistes et réactionnaires, a remis brutalement en cause, dans la contre-révolution sanglante et dans la mort.

    "L'avancée démocratique au socialisme" est une tromperie car elle masque le rôle décisif de l'Etat capitaliste dans l'affrontement de classes.

L'Etat : question-clé

    Quand iI présente le plan de son livre, Scheibling indique :

    "Cette question de l'Etat est à l'évidence une question centrale pour un parti révolutionnaire de même qu'elle est une question-clé de toute littérature révolutionnaire. Or ce que nous proposons, et j'utiliserai volontiers une formule quelque peu provocatrice, ce que nous proposons donc avec notre démarche autogestionnaire, c'est formellement ce que Lénine pourfendait comme réformiste dans "L'Etat et la Révolution"."

    Provocateur, Scheibling ? Nullement, car tout à fait exact. S'expliquant davantage, Il nous affirme que l'expérience de Lénine est historique, non transposable dans la société française actuelle. Chacun le sait, la Russie tsariste de 1917 ce n'est pas la France de 1980 ! Et d'en conclure qu'il n'y a rien à dire, aucune leçon, aucune expérience à tirer de l'histoire de l'une pour transformer l'autre... Scheibling nous invite "à abandonner une attitude un peu religieuse à l'égard des fondateurs du marxisme ; ce n'est pas pour ouvrir la porte au réformisme, mais à un nouveau champ de réflexion"

    Fort bien ! Balayons les dogmes là où ils sont, non en nous agenouillant devant de nouveaux "champs de réflexion", mais en nous affrontant à la réalité telle qu'elle est, celle de 1980, celle dans laquelle nous luttons et vivons chaque jour. Dans "L'Etat et la Révolution", Lénine indique que l'Etat est un instrument d'exploitation, de domination de la classe opprimée, qu'il possède un appareil de "détachements spéciaux…", armée, police, justice, destiné à maintenir cette domination. Vrai ou faux, dans la France de 1980 ?

    Vrais ou faux, les CRS qui viennent prêter main forte au patron capitaliste quand les ouvriers occupent l'entreprise pour une augmentation de salaires ? Vraies ou fausses, ces décisions de justice qui condamnent les militants syndicalistes à des amendes ou à des emprisonnements ? Par qui sont expulsés, traqués, emprisonnés les travailleurs immigrés, sinon par l'Etat de classe, sur la base des lois et règlements qu'il a édicté ? Y aura-t il véritable démocratie dans notre pays tant que sera maintenue l'exploitation des hommes, tant qu'il y aura deux poids deux mesures selon qu'on est ouvrier ou patron, français ou immigrés ?

    Scheibling et d'autres parlent de "décider au travail", de "responsabilités de travailleurs-citoyens", "d'autogestion commune", dés maintenant avant la prise du pouvoir. Mais qui décide réellement, qui gère, au profit de quels intérêts ? A nous parler des particularités russes, du tsarisme, des paysans, de la guerre de 1914... Scheibling et Damette nous feraient oublier les particularités bien françaises, bien actuelles : 1e ministre Bonnet, Giscard, la loi Peyrefitte, les Empain-Schneider, les Willot, les patrons de l'acier, leurs efforts actuels pour accroître les profits de la classe capitaliste, le rôle que l'Etat capitaliste joue en cette affaire !

    Lénine dit qu'il faut briser cette machine d'Etat capitaliste, que c'est une condition nécessaire à la transformation sociale ; la classe ouvrière, le peuple soviétique et d'autres peuples l'ont expérimenté. Qu'ont nous permette de rester sceptique sur les "conquêtes de positions" à la Scheibling, foin de dogmatisme, tenons-nous en aux faits !

Centralisme et démocratie

    Dans la critique du léninisme et la dictature du prolétariat, Scheibling ne s'en tient pas à une affirmation relativiste (c'était bon pour la Russie, ce n'est pas bon pour la France !) ; il va plus loin et met en cause "le rôle conféré à l'Etat dans la transformation de la société. La prise du pouvoir par la classe ouvrière lui permettrait d'agir de façon centralisée sur l'ensemble de la société pour la transformer dans le sens du socialisme. Cette conception d'action centralisée de l'Etat est rejetée par le XXIIe congrès comme ne correspondant plus à la stratégie de transformation de la société française" (page 39).

    Et encore :

    "notre projet socialiste est autogestionnaire car nous avons rejeté la médiation étatique du mouvement social, car nous plaçons au cœur de notre projet de société la responsabilité de travailleurs-citoyens"

    Autrement dit c'est l'existence même de l'Etat, sa fonction qui sont suspectes et soupçonnées dans la société socialiste elle-même. Pour Scheibling comme pour d'autres autogestionnaires, étatisme : centralisation : réaction ; indépendamment du caractère de classe de la société.

    Le mot d'ordre :

    "Non au bureaucratisme, à l'étatisme. L'autogestion ? Cent fois d'accord" est significatif de cette démarche qui rend par nature antagoniques deux contraires qui sont unis entre eux dans la société socialiste. Expliquons nous davantage.

    Aujourd'hui, lorsque nous dénonçons les atteintes aux libertés démocratiques et syndicales les mesures de discriminations culturelles ou économiques vis à vis des régions, dénonçons nous toute centralisation, toute réglementation, toute organisation sociale, juridique ? Nullement : nous dénonçons la centralisation, la législation capitalistes qui assurent la domination, l'exploitation, l'oppression d'une classe sur une autre. Toute centralisation n'est pas synonyme de répression réactionnaire.

    Dans la société émancipée, dans la société aux mains des ouvriers, des travailleurs, la centralisation est nécessaire pour assurer le pouvoir face aux anciens exploiteurs, face aux ennemis sur le plan international. Elle est nécessaire pour assurer le plein épanouissement de la démocratie : pas d'autonomie, "d'autogestion" communale possible sans des liens étroits avec un plan d'ensemble centralisé, pas d'exercice des droits démocratiques dans la pensée, dans la culture, dans l'organisation des hommes sans compréhension et application des règles et des lois qui régissent le développement social. Comme on dit familièrement, le socialisme, ce n'est pas le bazar, ce n'est pas l'anarchie, ce n'est pas le "chacun pour soi"… Cette unité de contraires centralisme et démocratie, à l'échelle d'une société, qui prend les formes les plus diverses, selon les pays et les époques, nous l'appelons, dans la tradition du mouvement ouvrier : "la dictature du prolétariat".

    Les XXII et XXIIIe congrès du PCF l'ont ouvertement récusée. On comprend que leurs explorations dans la stratégie autogestionnaire au nom des réalités nouvelles de la France de 1980 laissent insatisfaits tous ceux qui chaque jour se coltinent arec les réalités bien tangibles de l'exploitation et de l'oppression de l'Etat capitaliste. S'il faut discuter et réfléchir quant aux formes du socialisme français, nécessairement neuves et inventées par la classe ouvrière dans ses combats, encore faut-il situer cette recherche sur le terrain solide des faits et de l'expérience du mouvement ouvrier et révolutionnaire.

Camille GRANOT

 

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