30e ANNIVERSAIRE DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE DE CHINE

Le Quotidien du Peuple -supplément au n°967 -lundi 8 octobre 1979- (pages 12 et 11)
Organe central du Parti Communiste Révolutionnaire marxiste-léniniste

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La vie au Tibet, 28 ans après sa libération

       

  Voici une interview de Régis Bergeron dont c'est le onzième voyage en Chine populaire. Régis Bergeron est l'auteur de plusieurs livres, dont un sur le cinéma chinois. Il participera le 12 octobre à Beaubourg à un débat sur les minorités en Chine et le 29 octobre, toujours à Beaubourg, à un débat sur le cinéma chinois.

    INTERVIEW DE REGIS BERGERON, DE RETOUR DU TIBET

è Tu reviens d'un séjour d'une semaine au Tibet. Peux-tu d'abord nous rappeler brièvement l'histoire de cette région, ses relations avec le reste de la Chine, la situation du peuple tibétain, il y a une trentaine d'années ?

    Je reviens en effet d'un séjour d'une semaine au Tibet, début septembre. C'est une région où, depuis longtemps, fort peu d'étrangers se rendent. Et naturellement, j'ai pu mesurer le privilège que c'était pour moi d'y aller. Deux questions m'intéressaient en particulier: la façon dont les Hans respectent l'identité nationale du peuple tibétain, et aussi comment se pose le problème religieux à un moment où, à travers le monde, on parle beaucoup d'un retour éventuel du Dalaï-Lama à Lhassa. (...)
   
Le Tibet, c'est aujourd'hui une région autonome qui fait partie de la République populaire de Chine. Et tu sais qu'il y a eu toute une polémique autour de la question du Tibet: le Tibet est-il chinois ou non, devrait-il être un pays indépendant ?

Une histoire ancienne

    Il y a longtemps que l'histoire a tranché cette question: depuis le septième siècle, le Tibet a fait partie de la Chine. Et même en 1959, au moment de la rébellion des féodaux, des réactionnaires tibétains, en Inde où beaucoup d'entre eux se sont réfugiés après l'échec de la rébellion, Nehru, qui était alors Premier ministre, a lui-même déclaré que le Tibet n'était pas un pays en soi, mais faisait partie de la Chine de façon historique.
   
D'ailleurs, sur les murs du palais du Dalaï-Lama à Lhassa, le Potala, dans le palais d'été du Dalaï-Lama, sur les murs des temples qui sont peints du haut en bas d'espèce d'enluminures, il y a des scènes de l'histoire du Tibet qui montrent de façon irréfutable que le Tibet faisait partie de la Chine. On voit, en particulier, des scènes où les autorités du Tibet se rendent auprès des empereurs de Chine ou bien des envoyés de ces derniers vont au Tibet sous le signe de la souveraineté de la Chine sur le Tibet.

1951 : un accord en 17 points

    Le Tibet a été libéré en 1951 par l'Armée populaire de Libération, soit un peu plus d'un an après le reste de la Chine. Il a été libéré pacifiquement aux termes d'un accord en 17 points signé entre les représentants du gouvernement central de Pékin et cinq envoyés du Dalaï-Lama, dont son secrétaire général que j'ai rencontré pendant mon séjour.
   
De 1951 à 1959, il y a eu un statu-quo. C'est-à-dire que l'accord laissait en place le gouvernement local du Tibet dirigé par le Dalaï-Lama, laissait intactes les forces militaires propres à ce gouvernement local et on s'était engagé à ne pas entreprendre tout de suite des réformes démocratiques telles qu'elles se réalisaient dans le reste de la Chine socialiste. On avait dit qu'on prendrait tout son temps pour ça.
   
Cinq ans après, en 1956, a été créée la commission pour constituer la région autonome du Tibet. La partie han, le gouvernement central a déclaré qu'on ne procèderait pas à des réformes démocratiques avant six ans. Ce qui poussait à 1962. Mais ce statu-quo a été brisé par la rébellion de 1959 à la suite de quoi le Dalaï-Lama a gagné l'Inde avec plusieurs dizaines de milliers de Tibétains. 1959 a mis fin à tout le régime antérieur. Et ce régime antérieur, c'était ni plus ni moins que le servage. Le serf dépendait soit du Dalaï-Lama, soit des monastères, soit des grands propriétaires fonciers. Il était tenu à un certain nombre de corvées, taillable et corvéable à merci, ne possédant pas de terre, et c'est à ce régime qu'a mis fin la répression de la rébellion de 1959.
   
J'ai visité à Lhassa un musée où on voit quelles étaient les punitions infligées aux serfs quand ils avaient perdu un mouton ou manqué de respect à leur maître: on leur coupait la main ou on les écorchait vifs (j'ai vu des peaux d'enfants accrochés au mur). Dans la résidence d'été du Dalaï-Lama, j'ai vu une cruche faite d'un crâne humain, avec un couvercle d'argent, un tambour en peau humaine. Bref, il y avait un régime abominable.


Dans le Tibet d'aujourd'hui, les enfants entourés de soins attentifs

    Aujourd'hui le Tibet est une région autonome comme un certain nombre d'autres régions de Chine où les minorités ethniques sont dominantes dans la population. C'est une région autonome depuis 1965, c'est-à-dire depuis une date relativement récente. Comme je l'ai dit tout à l'heure, en 1956, on avait créé le comité pour la création de la région autonome du Tibet. Mais les obstacles dressés devant les travaux de cette commission ont retardé pour plusieurs années l'établissement des structures d'autonomie. C'est seulement à partir de 1959, après la répression de la rébellion des féodaux, qu'on a vraiment pris en main cette question .

è Quels étaient ces obstacles ?

    Il y a eu la mauvaise volonté des autorités féodales tibétaines, peu soucieuses, malgré leurs engagements, d'ouvrir au Tibet la voie du progrès, Et puis, la prudence des autorités centrales, décidées à respecter les coutumes, les traditions, les croyances du peuple tibétain et à ne pas précipiter cette transformation.

è Depuis, le Tibet a beaucoup changé, Quels progrès as-tu constaté, quels retards par rapport au reste de la Chine ?

    Si le Tibet a beaucoup changé ? Je crois que oui et en même temps on peut répondre oui et non.

    Non, par exemple si on se promène dans les rues de la vieille ville de Lhassa. Là, on a l'impression de revoir le Tibet tel qu'on le voit sur des gravures du 19e siècle. D'abord parce que la vieille ville est conservée intacte, que les gens sont habillés avec le costume national noir (...), qu'on trouve encore des tas d'immondices dans les rues de la vieille ville... Il y a aussi des petits marchands qu'on croirait sortis tout droit du Moyen-âge. Si bien qu'on se dit qu'extérieurement rien n'a changé: les temples sont toujours là, le palais du Dalaï-Lama est toujours là. Et puis le fait qu'on ait réouvert les temples et les monastères il y a quelques mois, fait qu'on voit à nouveau des gens qui se promènent avec leur moulin à prières, des files de croyants qui se prosternent, quelquefois à plat-ventre, devant les immenses statues de Bouddha ou de lamas, dans les temples et qui donnent une petite obole.
   
Ça, c'est l'apparence, mais même sur l'apparence, on peut constater que le Tibet a tout de même beaucoup changé.

Développement de l'artisanat

    C'est ainsi que la vieille ville est doublée d'une ville neuve, moderne. Lhassa, qui n'a que 110 000 habitants, ne ressemble pas à une capitale, on dirait plutôt un gros bourg.
   
Et puis il y a eu aussi la création de plusieurs ateliers. Parler d'industrie serait un peu exagéré, mais au moins des ateliers, pas seulement de réparation, mais aussi de fabrication. On a développé aussi l'artisanat local, qui est très ancien, l'artisanat du tapis, du bois, du cuivre, du cuir, le tissage, etc. Et on peut dire que çà a été développé à une échelle qui dépasse largement le cadre artisanal.

    Il y a aussi des tentatives de modifier l'alimentation tibétaine. De tout temps, les Tibétains se sont nourris surtout de tsampa, qui est une bouillie de farine d'orge, qu'ils malaxent avec du thé et du sel. Voilà l'essentiel de leur nourriture, avec le lait de yack fermenté, et le thé salé mélangé de beurre rance. Un peu de viande boucanée, séchée au soleil, de temps en temps.
   
Maintenant, il y a tout autour de Lhassa des cultures maraîchères qui sont extrêmement florissantes. On espère que les Tibétains vont se mettre à manger des légumes verts.
   
Il faut dire que si le sous-sol tibétain est riche en ressources, elles ne sont pas encore exploitées. Par exemple, il n'y a pas de charbon pour se chauffer: il faudrait au mieux l'acheminer par camions, par la route qui relie le Tibet au reste de la Chine. Mais il faut une quinzaine de jours pour faire 2 000 kilomètres, çà serait trop onéreux. Une autre grande route est en voie de construction, de même qu'une ligne de chemin de fer dont on espère qu'elle atteindra Lhassa dans cinq ou six ans. C'est là le problème clé, celui des communications, que le relief du Tibet rend particulièrement difficile à résoudre.
   
Alors on se chauffe au bois : quand j'y étais, c'était la "saison d'or", l'automne avec un beau soleil et des fleurs comme on en voit chez nous à cette saison. Mais on fait déjà sa provision de bois pour l'hiver.
   
On se chauffe aussi à la bouse de yack séchée et à la tourbe.
   
Il y a donc un manque évident de matières premières immédiatement utilisables au Tibet, de routes nombreuses et praticables, de voies ferrées reliant le Tibet au reste de la Chine, ce qui est un handicap majeur au développement de l'industrie.

Progrès
de l'enseignement

    Mais les progrès -je dirais les plus grands- sont à coup sûr ceux qui ont été faits dans le domaine de l'enseignement. Les enfants tibétains sont scolarisés à 80%, ce qui est considérable si l'on tient compte que la population est essentiellement pastorale, extrêmement dispersée: le Tibet est grand comme plusieurs fois la France et il y a 1 600 000 habitants.Il y en avait 1 100 000 il y a trente ans, ce qui signifie que la population est en pleine croissance.
   
Dans l'enseignement primaire, on est passé d'une quinzaine d'écoles avant 1956 à plus de 6 000 maintenant. Il y aune vingtaine d'écoles secondaires et quatre instituts d'enseignement supérieur. Et çà, ça me parait être l'un des acquis les plus considérables, qui s'accompagne d'ailleurs d'un essor de l'édition.
   
Je me suis intéressé à savoir en quelle langue, on pouvait trouver ces livres, si c'était en tibétain ou en han. Par exemple il y a un quotidien qui s'appelle Le Quotidien du Tibet, qui tire à 37 000 exemplaires en langue tibétaine et à 16 000 seulement en han. J'ai rapporté aussi en tibétain des livres de sciences et de technologie, un almanach paysan, des posters, et même le premier volume du roman classique chinois "Au bord de l'eau". Quelquefois, ces livres sont bilingues, les deux éditions du journal sont, elles, séparées.
   
Les enfants tibétains apprennent tous le tibétain à l'école et font environ une heure de chinois par jour. Les enfants hans, eux, apprennent et le tibétain et le chinois. Alors, il y a une osmose qui s'opère entre les deux communautés, de façon que les rapports des Hans qui viennent ici avec la population soient facilités.

è Les journalistes étrangers qui ont visité cette région en juillet ont parlé de "manifestations de colonialisme" de la part des autorités chinoises à l'égard de la population autochtone. Qu'en penses-tu ?

    Moi, je ne pense pas qu'il y ait des manifestations colonialistes, c'est-à-dire une tentative de "hanisation" de la population tibétaine. D'abord parce que les Hans sont vraiment minoritaires par rapport à la population tibétaine et qu'il s'agit essentiellement de cadres venus là pour un nombre d'années limité: certains sont là pour trois ans, d'autres pour cinq ans. J'ai bien rencontré des cadres qui étaient là depuis plus longtemps, mais c'est l'exception, d'autant plus -raison accessoire -que le climat tibétain est très rigoureux pour les Hans qui ne le supportent pas longtemps.
   
Je crois néanmoins qu'il a pu y avoir à certains moments, un certain nombre d'erreurs commises. D'ailleurs, il y a eu récemment une sorte d'autocritique à ce sujet. L'Assemblée populaire et l'Assemblée consultative de la région autonome dans leur dernière session, ont mis l'accent sur la nécessité de respecter ce que j'appelais tout à l'heure l'identité nationale tibétaine.

è De quelle sorte d'erreurs a-t-il pu s'agir ?

    Peut-être y a-t-il eu des erreurs, de la part des cadres, dans leur comportement à l'égard de la population, surtout dans les années 1966-68, au début de la Révolution culturelle. Mais s'il y en a eu, elles ne m'ont pas paru persister maintenant; et surtout, le danger n'échappe pas à la vigilance des autorités. On peut considérer qu'il y a déjà des mesures prises pour rectifier le tir si des erreurs sont commises. Par exemple, des tendances au chauvinisme, à la sous-estimation du problème religieux, des traditions locales, du poids des coutumes, etc. Sans doute le gauchisme des Quatre a-t-il pu sévir un temps au Tibet dans ces divers domaines.
   
Je peux donner un exemple d'erreur -je n'en ai pas vu beaucoup -mais par exemple quand je suis allé à la banque, j'ai remarqué que les inscriptions en han étaient beaucoup plus grosses qu'en tibétain, de même que le titre du quotidien. Je l'ai d'ailleurs fait remarquer. Ça m'a paru un peu contraire au respect de l'identité nationale tibétaine. (Naturellement, il ne faut pas oublier que le han est la langue officielle de la Chine).
   
Il semble que les écoles soient mixtes. Les écoles réservées aux enfants des cadres hans sont très rares.
   
Bien sûr, on a quand même l'impression, quand on se promène dans Lhassa, de deux communautés très différentes.
   
Il faut dire que le Tibet a une culture qui lui est propre, une langue qui lui est propre, des conditions historiques qui lui sont propres, et je pense qu'on va encore les respecter davantage maintenant, compte tenu des erreurs commises à certaines époques comme on l'a vu tout à l'heure.
   
Il faut dire d'ailleurs que la rébellion de 1959 a engendré des conditions particulières: elle a provoqué en particulier un afflux de militaires chinois venus pour briser la rébellion qui était quand même assez étendue.

    La question qui m'intéressait en outre, c'était la question religieuse. Là, peut-être, avec cette question, on se trouve devant une de ces erreurs commises pendant la période de la Révolution culturelle, avec entre autres, la fermeture des temples et des monastères.

La religiosité des Tibétains

    On n'a peut-être pas assez évalué à sa juste mesure la religiosité de l'esprit des Tibétains. Il est évident que le bouddhisme est encore très vivant, en particulier chez les vieux. En une matinée, j'ai vu trois ou quatre vieux qui tournaient un moulin à prières, dans les rues de l'ancien Lhassa, des femmes marchant en égrenant leur chapelet, etc.
   
Cette religiosité avait pénétré très profondément toute la vie du peuple tibétain depuis des siècles. C'est là un fait historique, et c'est parce qu'elles en tenaient compte de la façon la plus réaliste que les autorités centrales, fidèles d'ailleurs en cela à leurs engagements pris dans l'Accord en 17 points de 1951, s'étaient montrées si prudentes et patientes dans le processus de la réforme démocratique du Tibet, y compris de ses institutions. C'est du reste le trait essentiel de la politique suivie dans toutes les régions de minorités nationales.

è Que penses-tu du retour éventuel du Dalai-Lama ?

    Ce qu'il faut dire aussi, c'est que le Dalaï-lama n'avait pas seulement le pouvoir spirituel, mais aussi le pouvoir temporel et que ce pouvoir a été brisé en 1959 à l'issue de la rébellion. Maintenant, si le Dalaï-lama revenait, il pourrait au mieux retrouver son statut de chef religieux, mais pas le pouvoir politique suprême; peut-être pourrait-il être président ou vice-président de l'Assemblée populaire de la région autonome. L'autorité gouvernementale, c'est l'autorité centrale, naturellement, qui l'exerce. J'ai rencontré pendant mon séjour un certain nombre de gens dont l'ancien secrétaire du Dalaï-lama, qui a participé à la rébellion de 1959 et qui a passé cinq ans en prison. Et je lui ai posé la question: " Est-ce que le peuple tibétain est indifférent à un retour éventuel du Dalaï-Lama ? ", et il m'a répondu : "Non, bien sûr. Si le Dalaï-Lama rentrait, ce serait une décision qui aiderait à renforcer l'unité de la région autonome et l'unité nationale ".
   
Pour l'instant, la balle est donc dans le camp du Dalaï-Lama. J'ai l'impression qu'il fait monter les enchères en se rendant en Suisse, en Mongolie via Moscou, aux Etats-Unis... J'ai lu ses déclarations dans Le Monde il y a quelques jours, je pense qu'il ne ferme pas la porte. S'il ne dit pas "je rentre maintenant"..., il ne dit pas non plus "je ne vais jamais rentrer". Je crois qu'il tient compte des désirs de très nombreux Tibétains qui sont partis avec lui et qui ont le mal du pays. Peu à peu, les conditions sont en train d'être créées pour un retour éventuel du Dalaï-Lama.

Interview réalisée par
Le Quotidien du Peuple
et L'Humanité Rouge.
Propos recueillis par Claude LlRIA.

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