LA GUEULE OUVERTE N°53 -14 MAI 1975-
MAI 75 AU
CAMBODGE
Depuis huit jours, la presse française chauffait
ses lecteurs à blanc : au Cambodge, il se passait des
horreurs pas racontables, des pogroms de blancs
tout-à-fait insoutenables. La vie des « otages
» était en danger. On ne pouvait rien vous dire
encore sous peine d'extermination des réfugiés
de l'ambassade. Mais dés que le dernier rat aurait
franchi la porte de la dernière écoutille,
alors là, vous alliez être servis. On là
été. Vendredi matin, la première
édition du Figaro levait enfin la « censure
humanitaire » que respectaient nos zenvoyés
spéziaux : « 300 cadavres, gorges ouvertes, sur
le marché de Phnom Penh , des filles violées
au tesson de bouteille ». C'était du grand
« Hara- Kiri ». Le figaro de vendredi ne fut pas
mis en vente en province. On tira vite fait sur une seconde
édition expurgée de ces fracassantes
révélations. Car c'était une fausse
nouvelle. Le journal de M. D'Ormesson avait pris ses
désirs pour des réalités. M. D'Ormesson
apologiste de la haine, du meurtre et du mensonge, est
toujours en liberté.
M. D'Ormesson a montré les fonds
de culotte de son libéralisme mondain. C'est pas beau
à voir.
N'empêche qu'à Phnom-Penh,
un grand vent mauvais a défriché la
civilisation occidentale. Les Khmers rouges ont passé
les bornes de l'ignominie.
L'évacuation des blancs, à
défaut des viols et des carnages attendus par les
lecteurs du Figaro ou de France-Soir, a été du
dernier pénible : les moustiquaires ! Oui, ils ont
été privés de moustiquaires ! On les a
contraints à boire de l'eau du Mékong, leurs
habits de rechange étaient fripés, les
blanchisseries étaient fermées, les khmers se
taillaient des sandales dans les pneus des
Mercédès, on a trimbalé nos altesses
dans des camions mal suspendus, pas climatisés, sur
des pistes boueuses. Les zenvoyés spéziaux mal
rasés, la voix nouée, ont fait d'hallucinants
récits de cet exode dantesque et le consul de France
a résumé l'horreur de la situation d'un mot :
« on est plus des hommes ». Sous-entendu : on nous
traite comme des bêtes.
Pendant des années, les «
coopérants » blancs de ces pays asiatiques ont
vécu dans le velours, pillant ces terres
hospitalières peuplées de gens nonchalants,
couvrant tous les massacres de jaunes, bénissant les
bombardiers de leurs goupillons
civilisés-chrétiens, fastueuses orgies de
piastres et de petites putes expertes. Et on les prive de
moustiquaires !
Pendant des années, les journaux
occidentaux, tous les journaux, ont appelé les
nazillons Thieu et Lon Nol « Monsieur le
président » et ont couvert d'anathèmes
sanglants les fourmis rouges qui crevaient dans les
rizières pour chasser l'envahisseur. Et aujourd'hui
que les cruels soldats khmers triomphent, on prive ces
journaux de sensationnel : pas d'exécutions
sommaires, pas de bain de sang, même pas un demi-viol,
rien que la traditionnelle hospitalité cambodgienne
rendue austère par le radicalisme des khmers qui ont
raccompagné leurs bourreaux à la
frontière, sans méchanceté, mais
fermement. Les journalistes frustrés remballent leurs
adjectifs flétrisseurs. Ce sera pour la prochaine
révolution…
Mais par contre, quelle leçon de
ces paysans khmers en guenilles, de ces
révolutionnaires en culotte courte, de ces paysans
déportant une ville entière à la
campagne dans le pur style Alphonse Allais.
Si massacre il y eut, ce fut un massacre
des symboles, un massacre de l'objet. Une révolte
radicale, prolongement de la révolte noire de Watts
au USA et en quelque sorte aussi de mai 68 en France, contre
la société de consommation, contre ce
règne de la pacotille où trône la
marchandise. Là est le vrai sacrilège pour un
esprit occidental (bourgeois ou non). On peut
exécuter, fusiller, violer, ce sont là les
règles d'un jeu où la « civilisation
» occidentale n'a pas donné sa part aux cochons,
à croire qu'elle l'a inventé, ce jeu, avec ses
millions de morts-pour-des-prunes dans les dernières
guerres mondiales, avec Hiroshima et ses radieux
prolongements dissuasifs. Mais piller les magasins,
brûler les bagnoles, pisser sur le matériel
hifi, casser les montres, bref tourner le dos au «
progrès industriel » et au catalogue de la
Redoute réunis, alors là, c'est vraiment un
CRIME ! (*)
L'Occidental et son sens du sacré
en frémit d'horreur: la propriété
privée a été démas- quée
pour ce qu'elle est: une loi de la jungle, pleine de vide et
de fureur, respectée par des idiots. Les paysans
khmers envahiraient la France, ils enverraient la
rédaction du Nouvel Obs, (temple moderne de l'objet),
repiquer les poireaux, et le spectacle des Parisiens binant
les champs de patate et sarclant les plaines de la Beauce ne
manquerait pas de sel. Ah, voir les bourgeois de St Germain
en Laye partant sur les routes relayer les mineurs de
Lorraine, J.J.S.S. en maillot de corps trimant à
Usinor et Giscard à la plonge de la cantine, voir
ça une fois et mourir I Mais ne rêvons pas ! La
classe révolutionnaire française est à
créer. Il n'y a rien à attendre de la
social-démocratie adipeuse qui louche sur le
trône giscardien. Certains écologistes ont cru
longtemps, non sans naïveté, qu'ils pouvaient
espérer de la Gauche qu'elle comprit, ne serait-ce
que vaguement, les enjeux nucléaires. Les derniers
évènements ont levé toute
ambiguité : le comité directeur du parti
socialiste ne condamne pas l'énergie nucléaire
et le parti communiste veut la nationaliser (ah, Maurras !).
Ce n'est pas de gaité de coeur qu'on le dit, parce
qu'on croyait qu'à défaut d'avoir les mains
pures, la Gauche avait un minimum d'intelligence de la
situation. Mais les individus qui refusent le meilleur des
mondes nucléarisé, militarisé,
totalitaire, doivent désormais savoir que la Gauche
parlementaire a rejoint le camp ennemi. Le directeur de
Westinghouse, trust multinational du nucléaire, l'a
déclaré franchement à l'Express: "
l'avantage de l'atome est de s'adapter à
l'organisation actuelle de la société
industrielle ". (L'Express, 12 mai, page 113). Voilà
qui est parlé sans fards ! Le nucléaire est la
roue de secours du capitalisme, ou plutôt de la
techno-mondialocratie qui étend son pouvoir sur le
monde, toutes idéologies confondues. L'atome s'adapte
à la société et les
sociétés s'adapteront à l'atome. Toutes
les sociétés !
Alors les exégètes de la
Gauche, si on mettait sa montre à l'heure ! Croyez
pas que le temps presse ! Regardez les khmers: ils n'ont pas
remplacé Lon Nol par Sihanouk, Giscard par
Mitterrand. Ils se sont pris en main. Arrêtez donc de
renforcer les mythes du chef, de la hiérarchie, du
travail salarié. Déjà Adolf Hitler
pointe sous Marcel Boiteux, et vous n'avez rien vu ! Vous
vous abritez derrière les somnolences de la
majorité silencieuse comme Pétain se cachait
derrière les renoncements de la sienne. Vous laissez
les écologistes prendre le maquis tout nus contre les
armées de la technocratie. A la Libération,
vous n'aurez pas assez de jambes pour filer en Thailande
!
Arthur
* « Faudrait pas pousser bien loin l'analyse pour
voir également le communisme occidental condamner ses
actes impies. Si « L'HUMANITE » relève fort
justement la crapulerie du « FIGARO », elle ne dit
rien du sens exacte de la révolution cambodgienne.
Les khmers ont défoncé au bulldozer
l'ambassade d'URSS.
« Du passé, faisons table
rase » C'est Marx et Lénine qui serait heureux
!. ».
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