LE QUOTIDIEN DU PEUPLE n°554 -jeudi 10 novembre 1977-

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11 novembre 1918 : la guerre était terminée...
 
l  Novembre 1918 : l'armistice entre l'impérialisme français et allemand est signé à Rethondes. Quand la nouvelle tombe, c'est le soulagement : la grande boucherie se terminait, enfin.
 
        Depuis septembre 1918, les généraux allemands s'évertuaient à accélérer les négociations de la reddition : il leur fallait a tout prix gagner du temps pour sauver l'armée allemande de la déroute totale, trouver une paix encore honorable pour l'impérialisme allemand. En Allemagne même, le Kaiser venait d'abdiquer et fuir en Hollande, chassé par la montée du mouvement révolutionnaire.

        En France, Clemenceau préparait ses plans de paix pour "faire payer l'Allemagne". Le peuple, lui, comptait ses morts. Pour lui, l'armistice c'était la fin de la tuerie, la fin des privations bien plus que le sentiment de la victoire. Victoire ? Peut être mais à quel prix ? Et pour qui ?

 
4 millions de victimes sur le front
 
        Verdun, Craonne, le Chemin des Dames et d'autres autant de noms qui désormais allaient prendre les résonances sinistres des tueries tristement célèbres de l'Histoire.
        En août 14, ils pensaient tous en avoir pour 3 mois, 6 mois au plus. L'invasion éclair du Nord et de l'Est du pays, l'approche aux portes de Paris des armées de Moltke et Von Kluck, le départ précipité du gouvernement pour Bordeaux avaient montré les faiblesses de la défense de l'impérialisme français. La bataille de la Marne en septembre 1914 avait évité le désastre mais en novembre 1914, la ligne du front commençait à se stabiliser de l'Oise à Ypres. En 5 mois, plus d'un million et demi de soldats français et allemands étaient déjà tombés. L'enfer des tranchées allait commencer.
        Les généraux Joffre puis Nivelle, méprisant le sous-équipement matériel patent de l'armée française allaient engager les hommes dans des opérations-massacres : jurant, à chaque engagement, que celui-ci serait le bon, que le front ennemi serait cette fois-ci percé, que l'adversaire serait mis en déroute. Aux enfers de la Somme et de Verdun en 1916, succédaient ceux du Chemin des Dames en avril 1917.        
La révolte alors éclate, brutale, dans les régiments les plus touchés.
        Le 4 mai 1917, une compagnie à Laffaux refuse d'aller se faire tuer pour 5 sous par jour. En deux mois, le mouvement des mutins fait tâche d'huile pour s'arrêter fin juin. Pétain a remplacé Nivelle. Il a fait donner le tribunal militaire, il a en même temps tiré un habile parti des revendications des soldats : des directives améliorent les conditions de vie sur le front, dispersent les régiments mutins, les permissions deviennent plus fréquentes, le système de rotation entre les soldats du front et ceux parqués à l'arrière dans les camps de repos, s'organise.
        En 1918, plus de trois ans après le déclenchement de la guerre, l'armée dispose alors qu'un équipement matériel suffisant. C'est le prix de l'effort de guerre gigantesque exigé des ouvriers de l'intérieur, c'est aussi l'effet de l'aide matérielle des États-Unis, entrés en guerre en 1917 aux côtés des alliés. Foch et Pétain ont dû aussi tirer des leçons des tactiques désastreuses de leurs prédécesseurs Joffre et Nivelle, leurs alliés arrivent à se donner un commandement unifié. En août 1918, ils passent à l'offensive, contraignant l'armée allemande à la retraite.
Les mutineries de 1917
  l    17 avril à Auberive : Une vingtaine de soldats abandonnent leur poste au moment de partir à l'assaut.
  l    20 avril : 200 soldats se dispersent au moment de monter en ligne.
  l    Fin mai, début juin : Le nombre de refus collectifs augmente. En tout, 250 cas de refus collectifs, 121 régiments touchés. Parmi les mouvements les plus importants :
-Villiers en Tardenois et Chambrecy : pendant trois jours, 2 000 soldats manifestent avec le drapeau rouge : "On tire sur les femmes en grève à Paris ! ". Menace de mort contre le général Bulot "Assassin, buveur de sang !".
- Mouvements dans 130 gares : "A bas la guerre ! ". "Vive la paix ! ". "Vive la Révolution !".
  l    26, 27 juin à la 85e DI : marche sur Soissons, attaques d'officiers et de convois militaires.

LA REPRESSION DE PETAIN

-629 condamnations à mort
-75 exécutions
-2 873 condamnations dont 1 881 à des peines de prison supérieures à 5 ans.
 
L'ENFER DES TRANCHÉES
LA MORT, CHAQUE JOUR
 
        (...) On va au milieu de la tempête d'eau et de vent. Il semble qu'on descende, qu'on descende, dans un trou. On glisse, on tombe et on bute contre la paroi, on se rejette debout. Notre marche est une espèce de longue chute où l'on se retient comme on peut et où on peut. Il s'agit de trébucher devant soi et le plus droit possible.
 
        Où sommes-nous ? Je lève la tète, malgré les vagues de pluie, hors de ce gouffre où nous nous débattons. Sur le fond à peine distinct du ciel couvert, je découvre le rebord de la tranchée, et voici d'un coup apparaître à mes yeux, dominant ce bord, une espèce de poterne sinistre faite de deux poteaux noirs penchés l'un sur l'autre, au milieu desquels pend comme une chevelure arrachée, C'est le portique.
             - En avant ! En avant !
             Je baisse la tête et je ne vois plus rien ; mais j'entends à nouveau les semelles entrer dans la vase et en sortir, le cliquetis des fourreaux de baïonnettes, les exclamations sourdes et le halètement précipité des poitrines.
 
       
 
        Encore une fois, remous violent. On stoppe brusquement et comme tout à l'heure je suis jeté sur Poterloo et m'appuie sur son dos, son dos fort, solide comme une colonne d'arbre, comme la santé et l'espoir. Il me crie :
             -Courage, vieux, on arrive !
            On s'immobilise. Il faut reculer... Nom de Dieu !... Non, on avance à nouveau !
 
        Tout à coup, une explosion formidable tombe sur nous. Je tremble jusqu'au crâne, une résonance métallique m'emplit la tête, une odeur brûlante de soufre me pénètre les narines et me suffoque. La terre s'est ouverte devant moi. Je me sens soulevé et jeté de côté, plié, étouffé et aveuglé à demi dans cet éclair de tonnerre... Je me souviens bien pourtant : pendant cette seconde où, instinctivement, je cherchais, éperdu, hagard, mon frère d'armes, j'ai vu son corps monter, debout, noir, les deux bras étendus de toute leur envergure, et une flamme à la place de la tête !
 
L'ATTAQUE D'UNE TRANCHÉE
 
        (...) Poussés comme par le vent, on monte et on descend, au gré des vallonnements et des monceaux terreux, dans cette brèche démesurée du sol qui fut souillé, noirci, cautérisé par les flammes acharnées. La glèbe colle aux pieds. On s'en arrache avec rage. Les équipements, les étoffes qui tapissent le sol mou, le linge qui s'y est répandu hors des musettes éventrées, empêchent qu'on ne s'embourbe et on a soin de jeter le pied sur ces dépouilles quand on saute dans les trous ou qu'on escalade les monticules.
Derrière nous, des voix nous poussent :
        - En avant, les gars, en avant ! Nom de Dieu !
        - Tout le régiment est derrière nous ! crie-t-on.
On ne se retourne pas pour voir, mais cette assurance électrise encore notre ruée.
Il n'y a plus de casquettes visibles derrière les talus de la tranchée dont on approche. Des cadavres d'Allemands s'égrènent devant - entassés comme des points ou étendus comme des lignes. On arrive. Le talus se précise avec ses formes sournoises, ses détails : les créneaux... On en est prodigieusement, incroyablement près...
Quelque chose tombe devant nous. C'est une grenade. D'un coup de pied. le caporal Bertrand la renvoie si bien qu'elle saute en avant et va éclater juste dans la tranchée.
 
C'est sur ce coup heureux que l'escouade aborde le fossé.
Pépin s'est précipité à plat ventre. Il évolue autour d'un cadavre. Il atteint le bord, il s'y enfonce. C'est lui qui est entré le premier. Fouillade, qui fait de grands gestes et crie, bondit dans le creux presque au moment où Pépin s'y coule... J'entrevois - le temps d'un éclair - toute une rangée de démons noirs, se baissant et s'accroupissant pour descendre, sur le faîte du talus, au bord du piège noir.
Une salve terrible nous éclate à la figure, à bout portant, jetant devant nous une subite rampe de flammes tout le long de la bordure. Après un coup d'étourdissement, on se secoue et on rit aux éclats, diaboliquement : la décharge a passé trop haut. Et aussitôt, avec des exclamations et des rugissements de délivrance, nous glissons, nous roulons, nous tombons vivants dans le ventre de la tranchée ! (...)
Et ici, la tranchée est toute foudroyée. Avec ses murs blancs écroulés, elle semble en cet endroit l'empreinte vaseuse, amollie, d'un fleuve anéanti dans ses berges pierreuses avec, par places, le trou plat et arrondi d'un étang tari aussi ; et au bord, sur le talus et sur le fond, traîne un long glacier de cadavres - et tout cela s'emplit et déborde des flots nouveaux de notre troupe déferlante. Dans la fumée vomie par les abris et l'air ébranlé par les explosions souterraines, je parviens sur une masse compacte d'hommes accrochés les uns aux autres qui tournaient dans un cirque élargi. Au moment où nous arrivons, la masse toute entière s'effondre, ce reste de bataille agonise ; je vois Blaire s'en dégager, le casque pendant au cou par la jugulaire, la figure écorchée, et il pousse un hurlement sauvage. Je heurte un homme qui est cramponné là à l'entrée d'un abri. S'effaçant devant la trappe noire béante et traîtresse, il se retient de la main gauche au montant. De la droite, il balance pendant plusieurs secondes une grenade. Elle va éclater... Elle disparaît dans le trou. L'engin a explosé aussitôt arrivé, et un horrible écho humain lui a répondu dans les entrailles de la terre. L'homme saisit une autre grenade. (...)
 
CHARNIERS A CIEL OUVERT
 
(...) En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l'attaque de mai. L'extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois de Berthonval, à cinq ou six kilomètres d'ici. Dans cet assaut, qui a été un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ils étaient parvenus d'un seul élan, en courant, jusqu'ici. Ils formaient alors un point trop avancé sur l'onde d'attaque et ils ont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient à droite et a gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que la mort leur a crevé les yeux et dévoré les joues - mais même dans leurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjà presque en cendres, on reconnaît les ravages des mitrailleuses qui les ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu. A côté de têtes noires et cireuses de momies égyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d'insectes, où des blancheurs de dents pointent dans des creux ; à côté de pauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ de racines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffés de chéchias de drap rouge dont la housse grise s'effrite comme du papyrus. Des fémurs sortent d'amas de loques agglutinées par de la boue rougeâtre, ou bien, d'un trou d'étoffes effilochées et enduites d'une sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cages cassées et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts et des gamelles transpercés et aplatis. Autour d'un sac haché, posé sur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap et d'équipements, des points blancs sont régulièrement semés : en se baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre. (...)

DEMAIN :
A L'INTÉRIEUR : GRÈVES OUVRIÈRES
ET PROFITEURS DE GUERRE

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